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Jeunesse – présentation

JEUNESSE de Joseph Conrad, par Alain Enjary, collaboration artistique Arlette Bonnard. Production Centre Dramatique Poitou-Chatrentes et AMBRE. Créé le 18 mars 2010 dans un appartement à Paris, puis en tournée en Poitou-Charentes, en avril, mai, juin 2010.

Cette création un peu particulière qui s’adresse à des particuliers (directement ou par l’intermédiaire de structures) reste en attente d’être reprise .


Faire du théâtre avec Jeunesse, longue nouvelle, ou court roman, de J. Conrad, était un rêve de longue date, qui tournait court devant un premier paradoxe. Si l’œuvre a la forme très parlée, familière, bien que très écrite, littéraire, d’un monologue en adresse directe, qui appelle d’emblée son interprétation orale, la situation et la relation qui permettent à celui-ci de se développer, et dont on ne peut le dissocier sans le dénaturer, sont incompatibles avec celles à la fois d’un acteur face à un public, et d’un conteur parmi ses auditeurs.

Il s’agit d’un récit à la première personne, fait à quelques amis, autour d’une table, par un personnage (qu’on retrouve d’ailleurs dans plusieurs œuvres de Conrad) : Marlow. Spontanément, dans un climat de confiance et d’intimité, il se remémore une longue aventure maritime qu’il a vécue bien des années auparavant (« J’avais juste vingt ans. Comme le temps passe ! »), et la raconte, dans le silence attentif et ininterrompu de ses compagnons, d’un trait, ne s’interrompant lui-même, brièvement, que pour demander à plusieurs reprises : « Passez-moi la bouteille » — et, on peut le supposer, s’en servir un verre pour ensuite le boire… Entre Homère et Kafka, sans le sens donné par la présence des dieux, ni l’absurdité angoissante de leur absence, cette aventure génère avec humour le suspense propre aux épopées de tout temps et les interrogations sur la place de l’homme contemporain. Par la qualité du regard et la vertu de l’écriture, et bien sûr la grâce du thème annoncé dans le titre, sans aucune boursouflure lyrique, philosophique, psychologique, réaliste, ou autres, les dangers, les difficultés, les échecs sont perçus de façon toute naturelle, comme étapes d’un parcours initiatique. Leurs aspects dérisoires, absurdes, burlesques, sans être niés, se trouvent transfigurés, transmutés, moins par l’alchimie de la mémoire que par l’éblouissement et l’énergie de la jeunesse enfuie ; ils sont rapportés avec lucidité, voire une ironie attendrie, sans que pourtant la distance prise avec l’idéal et les illusions ne remette en cause leur magique réalité du moment, laquelle semble, au contraire, retrouvée intacte, réactualisée par le souvenir. Comme si, bien que tout passe, quelque chose pouvait durer, si toutes les illusions, y compris celle-là, finissaient par faire une vérité. Comme si avoir été, d’une certaine façon, consolait quand même un petit peu de ne plus pouvoir être

L’occasion ou jamais d’assumer le paradoxe de cette impossible représentation, s’est présentée dans le cadre des tournées en milieu rural, du Centre Dramatique Poitou-Charentes (direction Claire Lasne-Darcueil et Vincent Gatel), qui, parallèlement aux spectacles sous son chapiteau, en propose d’autres, matériellement plus légers, « chez l’habitant ». Des voisins, amis, ou connaissances, de milieux et d’âges divers, se rassemblent chez l’un d’eux pour assister à une représentation qui, en général, ne dépasse pas ¾ d’heure, suivie d’un repas pris avec les acteurs. Si on mêlait le caractère exceptionnel de  la représentation à la familiarité du repas, pris alors autour de la table, le récit pourrait se développer dans des conditions et une relation proches de celles de la nouvelle… Un narrateur qui est aussi un personnage de fiction, intimement impliqué non seulement dans l’histoire, mais dans l’instant particulier de la narration. Des auditeurs (entre une douzaine et une vingtaine) qui sont, sinon des familiers, du moins des confidents dans une grande proximité avec lui, et qui, toutes proportions gardées, font du même coup eux aussi, un tant soit peu partie de la fiction. Une durée (1heure et ½) plus longue  que la normale dans ces cas-là, plus supportable  du fait que le «public» est occupé à manger et à boire. Etc.

L’occasion saisie, ce sont les conditions qui sont proposées aux « spectateurs ». L’ « acteur » est donc assis à table avec eux. Il y reste jusqu’au bout : le travail de « mise en scène » consiste à éliminer toute théâtralité conventionnelle, pour ne pas recréer une distance et rompre la simplicité, la sincérité et le charme particulier, qu’on espère de cette « représentation sans représentation ». C’est aussi pourquoi, le texte est en partie lu, un peu comme on le ferait sur un carnet de bord, ou un aide-mémoire ; mais très souvent il est abandonné et la parole adressée librement de mémoire aux personnes présentes, dans les nombreux moments de commentaires plus personnels du narrateur, ou quand il semble se trouver embarqué plus irrésistiblement par ses souvenirs. À cause de ces brusques et fréquentes irruptions dans le rapport direct et intime, on parvient à donner, paradoxalement, plus de vérité, de force, en même temps que d’étrangeté, au récit et au personnage que ne le ferait une pseudo identification, à la magie de laquelle il serait difficile à tout le monde, dans cette proximité et cette durée, de croire de bout en bout.

La proposition repose, bien entendu, sur la qualité de l’œuvre, sur l’énergie de l’acteur, sur le rapport vivant qu’il peut établir d’une part avec le texte, d’autre part avec les personnes présentes, mais rien ne pourrait se faire non plus sans la complicité des « spectateurs », leur bonne volonté, leur désir de jouer le jeu, leur imagination. Chacun, à sa manière, fait une traversée, une expérience, chacun, à un moment donné, peut sentir de la fatigue, et même « décrocher » un temps, poursuivre telle ou telle image qui aura éveillé des échos en lui, puis reprendre le fil, on l’a prévenu, ce n’est pas grave. Personne n’est condamné à un objet culturel, à une attention, une tension permanentes, qui seraient d’ailleurs inadaptées et sans doute impossibles, car il ne s’agit pas ici d’efforts, d’exploits, de volonté, mais plutôt de rêverie, à la fois solitaire et en compagnie, dans une relation à l’individu autant que possible ouverte et digne, directe et pudique, fraternelle et secrète.

Alain Enjary

Ėtant donné son caractère particulier, et à la différence de la plupart des autres créations de la compagnie, AMBRE ne dispose pas d’archives (documents, photos, articles de presse) sur Jeunesse, exceptée la reproduction d’un tableau, exécuté sur le vif, par le peintre Robert Smith, qui assistait à l’une de ces soirées, dans la région de Meschers (Charente Maritime) :


« C’est alors que je compris que je verrais l’Orient pour la première fois en tant que commandant d’une petite embarcation. Je trouvais cela magnifique, et la fidélité au vieux bateau était magnifique. Il était dit que nous resterions avec lui jusqu’au bout. Ah ! l’enchantement de la jeunesse ! Ah ! le feu de la jeunesse, plus éblouissant que les flammes du navire embrasé, et qui jette une lueur magique sur la terre immense et bondit avec audace jusqu’au ciel, et que le temps, plus cruel, plus impitoyable, plus âpre que la mer, aura tôt fait d’éteindre — semblable aux flammes du navire incendié cerné par une nuit impénétrable. »

Marlow, dans Jeunesse, de Joseph Conrad (trad.G. Jean Aubry)