Archives pour la catégorie «Esprits»

Esprits – présentation

Photo Pierre Ruaud

ESPRITS, d’Alain Enjary, mise en scène  et scénographie d’Arlette Bonnard. Lumières Eric Fassa. Production AMBRE, Théâtre Paris-Villette, Aide à l’écriture (Ministère de la Culture), Aide de la Ville de Paris, avec le soutien de l’ADAMI et de la Fondation Beaumarchais.  Créé le 24 septembre 2001 au Théâtre Paris-Villette. Avec Arlette Bonnard, Alain Enjary, Stéphanie Liesenfeld, Carine Yvart, Aymeri Suarez-Pazos.


Le projet d’Esprits est dans la ligne du travail que nous poursuivons depuis un certain nombre d’années. Nous continuons à chercher les expressions contemporaines que pourraient emprunter le mythe, les archétypes, l’inconscient collectif, et comment formuler ici et maintenant les sempiternelles interrogations sur l’existence humaine, dont la caractéristique principale est sans doute de les poser. Pour traiter ces matières, premières et universelles, et évoquer ce mystère aussi banal que fondamental, nous avons toujours pris le parti de la plus grande simplicité possible, et même de la légèreté.
Un autre principe qui caractérise quelques unes de nos précédentes réalisations, en particulier les deux plus récentes, tente d’associer forme courte et longue durée : des pièces relativement brèves, ou des séquences, indépendantes sont liées « organiquement » à un ensemble qui compose, pour qui le désire, un spectacle plus ou moins long. C’est, d’une certaine façon, le principe du recueil de contes, nouvelles, poèmes, etc., ou encore de la saga, ou des trilogies, tétralogies, etc. Cela correspond à un désir de travailler (et pas seulement formellement) sur ce paradoxe, entre autres, qui nous semble essentiel, de la cohérence (le fini, la stabilité, le permanent) et de l’ouverture (l’inachevé, l’insaisissable, le mouvement). Nous aimerions pouvoir ajouter plus tard à Esprits une seconde création, ou volet, intitulé Autres esprits. On saisira facilement le lien logique et ludique qui les ferait succéder eux-mêmes à Animaux, suivis d’Autres animaux. Tout en prenant des formes et des sujets différents, le projet se rattache au précédent sur le plan du fond : tâcher de nuancer, si possible et avec légèreté, une vision du monde par trop anthropocentrique, pour ne pas dire égocentrique, et par l’utopique présence — à égalité d’existence avec nous, à côté de nous — d’êtres étrangers à nous, nous soulager un instant du poids de se sentir au sommet de l’évolution, et au nombril du monde…

Comme nous sommes partis du postulat que les animaux parlaient (avec toute l’innocence dont nous ne disposons pas), en tâchant d’éviter, entre autres choses, la pure et simple comédie humaine en costumes de bêtes, telle qu’on le trouve dans la fable et dans sa morale, de même nous nous proposons de développer l’hypothèse d’une autonomie des esprits, en essayant d’échapper au piège d’un quelconque jugement philosophique, métaphysique ou autre.
Par contre nous tâcherons d’explorer de façon poétique, fantaisiste, et « comme si c’était vrai », un certain nombre de possibilités offertes par les traditions collectives ou les rêveries personnelles : qu’est-ce qui présiderait à l’ »incarnation » d’êtres abstraits ? Comment passeraient-ils de l’inexistence à l’existence ? La simple image d’une personne restée dans le souvenir telle que dans le passé n’est-elle pas déjà un revenant ? Celui qu’on a été soi-même ne continue-t-il pas à nous hanter, parfois ? Combien d’autres fantômes y a-t-il, attachés à des lieux, évoqués par une musique, confondus avec un parfum, évanouis aussi vite ? Et s’il y avait autour de nous d’invisibles gardiens, de pervers conseillers, d’incompréhensibles présences, des génies ignorés ? Ou encore « objets inanimés avez-vous donc une âme », ou un esprit — avec qui nous pourrions dialoguer par moments ? Avec qui parlons-nous lorsque nous parlons seul ? Et si à l’intérieur de nous on reconnaissait un instant quelqu’un d’autre d’étrange, ne serait-ce pas déjà une façon de saluer l’Autre, l’étranger qui est au dehors ? Et les anciennes fées, les nouvelles créatures « clonesques » et virtuelles ? Et le personnage de théâtre, entité dans un corps d’acteur ?

D’Eschyle à Beckett, et du Nô à Shakespeare, des contes de partout aux chansons de Brassens, de Vampyr à Madame Muir, et au delà — c’est le cas de le dire ! — toute une littérature sinon orale du moins écrite pour être dite, chantée, jouée, est peuplée d’esprits. Il s’agit de créer des variations contemporaines sur ce thème, un peu comme en musique, mais dans une forme, bien sûr, entièrement théâtrale, avec cinq acteurs, pour tenter, sans effets, sans prestidigitation, sans jonglage formel, sans acrobaties esthétiques, de faire comme s’il allait de soi qu’au bord du quotidien était le fantastique, sous l’habitude l’aventure, au cœur du familier, le mystère.

Alain Enjary

N. B. Si ces notes d’intentions, rédigées « en amont » des répétitions, mais aussi de l’écriture elle-même, restent tout à fait valables sur le plan général, le travail pratique a ensuite imposé ses propres voies. Fidèles à l’esprit, aux esprits, aux utopies d’origine, non seulement le spectacle, mais aussi la pièce, la partition, ont pris une direction particulière qui échappait aux prévisions… À celle, surtout d’une similitude de construction avec Animaux, suivis d’Autres animaux, dont  les éléments liés, en effet, de façon non causale, mais plutôt organique, musicale, créaient une unité ouverte, pouvant se développer naturellement, en quelque sorte, à l’infini. La structure et le thème d’Esprits permettaient aussi la multiplication d’éléments séparés, de tiroirs à ouvrir, de variations indépendantes, mais dans le cadre d’une situation unique, qui s’était imposée et développée dans l’écriture. Une bande d’esprits curieux, cherchant à s’évader dans la vie matérielle, vient s’incarner momentanément dans un lieu de passage, une sorte de sas, puis abandonne ces corps provisoires, pour passer dans la réalité, d’où ils reviennent quelques minutes plus tard, après avoir vécu, chacun de leur côté, une vie entière dans un vrai corps. Ils se font part légèrement de leur expérience respective, avant de rejoindre à nouveau le silence des esprits, en quittant ce sas et les espèces de scaphandres, qui étaient pour nous le théâtre et les corps d’acteurs. Donc la somme d’histoires ne crée pas ici l’unité. Mais c’est, au contraire, la fiction unique qui permet l’existence d’histoires dans l’histoire. Sans entrer dans les détails, c’est, entre autres choses, ce qui n’a pas favorisé l’opportunité de faire suivre Esprits, d’Autres esprits… A. E.


La scénographie d’ »Esprits » prend appui sur l’espace tel que la grande salle du théâtre Paris-Villette le propose, avec ses arcades, sa galerie suspendue, la hauteur de ses cintres.
Bien qu’il ne soit pas neutre — il évoque bien sûr le passé, mais un passé relativement flou, sans références évidentes — ce lieu reste très mystérieux. Ses voûtes et ses piliers massifs délimitent à l’arrière des zones d’ombre un peu inquiétantes et s’ouvrent à l’avant sur l’espace du plateau, qui communique, par un vaste proscenium, avec la pente douce des gradins.

Sur cette place ouverte, à ce carrefour, les « esprits » vont se manifester. Si le « décor » autour s’estompe, le sol qu’ils foulent et sur lequel ils se rassemblent est très reconnaissable : un grand tapis de vrai gazon, dont on n’aperçoit pas la fin, de l’herbe véritable et fraîche, dont on perçoit même l’odeur dans la salle. De la nature dans l’architecture, de la nature intérieure, pour évoquer, même sans asphodèles, les prairies claires ou sombres, en tout cas sensuelles, qu’aiment hanter, on le sait ou on le suppose, ceux qui ne sont plus, ou pas encore vivants, ou qui le sont autrement que nous.
On est entré peut-être dans une sorte d’envers du monde, ou d’espace contigu, à côté du nôtre ; mais si on réussit à y accéder, ce sera par le canal du « familier ». Et c’est là que se situe la tâche difficile des acteurs qui consistera à rendre ce monde des esprits crédible, proche et amical, naturel (en tout cas plus naturel que ce que l’on croit ordinairement être le naturel).

Habillés de vêtements simples et légers, (les esprits empruntent pour se manifester leurs corps et leurs vêtements) probablement de coloris clairs, ils portent sur eux juste ce qu’il faut pour se protéger, sans être engoncés ni « déguisés », mais ils peuvent, au gré de leurs pérégrinations, avoir besoin d’éléments supplémentaires, peut-être des vestes, des manteaux, des écharpes ou autres accessoires.
Rien ne doit être fracassant, ou démonstratif, ni dans l’écriture, ni dans le jeu, ni dans l’image. On est amené à « apprivoiser », peut-être bien à cause de la thématique elle-même des esprits, et suite à l’expérience d’Animaux, suivis d’Autres animaux, une nouvelle voie de travail, moins pour faire de l’esprit, que tâcher de capter quelque chose qui allège, quelque chose qui soulage, on ne sait quoi, presque rien justement, quelque chose comme un esprit …

Arlette Bonnard

Esprits – photos

Photos Pierre Ruaud

Esprits – extraits de presse

Esprits : la confirmation d’un auteur français.
La nouvelle pièce d’Alain Enjary, Esprits, fait des entrechats sur le sol de nos réalités.(…) Esprits, mis en scène par Arlette Bonnard, met en scène des âmes qui osent à peine entrer dans le monde réel et finissent par aller y voir en se posant des questions philosophiques qui déclenchent le rire. C’est à l’image de l’âme, profond et léger comme l’air. Gilles Costaz, POLITIS.

Dans la nuit du théâtre, des voix s’élèvent. Persistantes, inquiétantes. Des voix d’hommes et de femmes qui s’interpellent étrangement : est-il raisonnable de s’immiscer dans ce tunnel, ce trou noir ?
Surpris et dérouté, le spectateur s’interroge à son tour jusqu’à ce que la lumière envahisse progressivement l’espace scénique. Ils sont cinq, deux hommes et trois femmes, à avoir réalisé avec succès leur énigmatique traversée. À défaut de leur corps, leur esprit au moins est là. D’où s’en reviennent-ils ? Du royaume des morts, d’une autre planète, d’un autre monde…
Alain Enjary, l’auteur de ces surprenants « Esprits », est un familier de l’incongru et de l’étrangeté. Les saisons précédentes, par deux fois déjà au théâtre Paris-Villette, il avait conquis le public avec ses « Animaux » et « Animaux suivis d’autres animaux » qui distillaient sous couvert de bêtes à poils ou plumages les menus travers ou qualités de la gent humaine. Désormais libéré des contraintes corporelles il nous emmène dans le monde du supposé « pur esprit » sans pour autant verser dans l’évanescence. Du rêve à la réalité, du souvenir au cauchemar, des occasions manquées à la promesse d’autres possibles, à tour de rôle ou dans une cacophonie superbement orchestrée par la metteur en scène Arlette Bonnard, les personnages partagent, entre eux, quelques parcelles de vie et de vérité. Sur le plateau, recouvert d’un gazon naturel, herbe tendre où se repose la tendresse du monde, lit de mort ou couche d’amour, au gré des dialogues et d’un souvenir à l’autre ils deviennent passeurs de mémoire. De leur propre existence ou de celle de leur partenaire. Tels les griots du temps d’antan, celui d’avant, celui des mages et des fées, des sorciers et sorcières… Une tentative d’exploration poétique mais non point désincarnée de ces continents intimes où l’absence de l’autre se fait présence à l’évocation d’une image, d’un parfum, d’une musique : et si nos rêves devenaient enfin réalité ? « Et si à l’intérieur de nous on reconnaissait un instant quelqu’un d’autre d’étranger », s’interroge Alain Enjary, «  ne serait-ce pas déjà une façon de saluer l’autre étranger, celui qui est au dehors » ? Un spectacle original où l’enchantement de l’interprétation le dispute à la finesse de l’écriture. Yonnel Liegeois, LA NOUVELLE VIE OUVRIERE.

Esprits. C’est le titre du dernier spectacle écrit et mis en scène par le tandem Enjary-Bonnard. Les deux fondateurs de la compagnie Ambre retrouvent un espace qu’ils connaissent bien : la grande salle du Théâtre Paris-Villette. Cette pièce pour cinq acteurs, dans laquelle ils jouent, s’inscrit dans l’esprit de leurs précédents spectacles (Animaux, suivis d’autres animaux). Les deux complices imaginent déjà une suite à Esprits, spectacle bâti sur le principe du « recueil de contes » à longueur modulable. Elle s’intitulera, cela va de soi, Autres Esprits. LE MONDE , « Sortir ».

Quintette à vent.

De saison en saison, Alain Enjary et Arlette Bonnard continuent à avancer ensemble. L’un écrit, l’autre met en scène et tous deux jouent leur œuvre commune. Accompagnés cette fois-ci de trois jeunes gens, ils déchiffrent la partition d’un concert spirituel sur la scène engazonnée du Théâtre Paris-Villette. Sous les voûtes et entre les arcades de cette salle austère, résonnent les voix des esprits venus hanter le monde à la recherche des joies et des peines de l’incarnation. Un spectacle à la légèreté champenoise.

Le corps est le tombeau de l’esprit. Pris dans la gangue de la chair, obligé de composer avec des articulations qui grippent ou se déboîtent, des membres malhabiles, des muscles qui se froissent, l’esprit doit utiliser au mieux un instrument qui n’est pas toujours à la hauteur de ses aspirations. Un peu trop grand, parfois trop lourd, le corps est pourtant le seul moyen pour l’âme de goûter aux plaisirs sensuels. À demeurer dans le confort pneumatique, l’esprit ne souffrirait pas mais ne jouirait jamais non plus des hasards bienheureux de la sensibilité.

Alain Enjary convoque aux rives de limbes improbables cinq esprits désireux de visiter le monde. Dans une antichambre aux échos platoniciens, chaque âme se choisit une enveloppe avant de commencer le voyage vers la vie. Plusieurs tableaux construits en chiasme autour de leur évanouissement vers la naissance décrivent cette épopée en quintette.

Dans le noir complet, on entend d’abord les esprits chercher le chemin de la terre. Une fois installés dans leurs coquilles physiques, ils sautent le pas du monde et naissent. Au terme de leur vie terrestre, ils sont de retour et font le bilan de leurs émois avant d’achever leur destinée circulaire et de reprendre le chemin de l’évanescence vers les sphères éthérées de la désincarnation. Ils quittent alors leurs véhicules d’emprunt et se restaurent dans leur pureté spirituelle. Cette dernière étape est la plus difficile, dans la mesure où la mémoire des choses du monde leur fait regretter la vie d’ici-bas. Le texte, poétique et fantaisiste, passe en revue les images et les difficultés de l’incarnation. Une métaphysique légère et ironique interroge les rapports du virtuel et du réel et le statut de la présence, entre âme et corps. Alain Enjary n’est jamais pompeux ni démonstratif et son texte prend le parti de jouer avec les mots même aux instants les plus graves.

Les cinq acteurs disent tour à tour les angoisses et les joies devant ce cycle étrange et fascinant que l’on appelle une vie. Ils avancent doucement sur la scène entièrement recouverte de gazon, sur laquelle flotte une brume humide. Tous servent le texte avec application pour faire ressortir les trouvailles et les saillies spirituelles qu’il contient. On peut regretter néanmoins qu’ils n’aient pas le désir de l’habiter avec davantage de fougue ou de passion. Même au moment de l’évocation de l’aventure d’incarnation, les comédiens demeurent en retrait, presque immobiles, presque insensibles. On a parfois l’impression que les acteurs sont comme étonnés d’être sur scène, contraints à un jeu dont le sens n’a pas été assez clairement explicité.

La volonté de distance désincarnée de la mise en scène plonge alors le spectateur dans un sentiment de trouble et dans une impression d’attente non comblée. La pièce est joliment légère, elle nous repose des lourdeurs et des horreurs du monde. Elle pétille comme le champagne bu en douce compagnie. Mais à force d’évanescence, elle en vient à nous faire presque regretter la densité de douleur et de joie qui est le lot de nos vies. Il est sans doute difficile d’être un homme, c’est-à-dire un esprit mis au tombeau de la chair, mais cette difficulté est aussi le prix à payer du sens et de la jouissance. Pas très drôle d’être vivant : nous le savions. Mais pas très marrant d’être esprit ; nous l’apprenons. Catherine Robert. THÉÂTREonline

Alain Enjary et Arlette Bonnard font parler les esprits.

Et si les esprits préexistaient aux corps ? Comment alors passeraient-ils de l’inexistence à l’existence ? Comment ces êtres abstraits parviendraient-ils à s’incarner ? Garderaient-ils la mémoire des corps habités le temps d’une vie ? Alain Enjary, fabuliste fantaisiste qui sait faire parler les animaux, s’amuse ici à donner la parole aux esprits. Il s’aventure dans les ténèbres de l’envers du monde, dans le no man’s land des âmes errantes. Voilà bientôt que ces présences invisibles, ces voix sans chair nous parlent depuis l’autre côté. On les entend hésiter sur le choix de leur enveloppe charnelle comme on tergiverse sur la couleur d’un costume, on les voit surgir de la pénombre de l’au-delà, s’avancer prudemment sur le gazon terrestre qui couvre le plateau, se familiariser avec leur nouvel organisme. Ils sont dans le sas de l’existence et se préparent à franchir le seuil.

Esprit, es-tu là ? C’est là tout le charme ludique du théâtre d’Alain Enjary qui nous avait déjà séduit dans Animaux et Autres animaux présentés l’an passé : inventer des êtres chimériques et en même temps familiers, les écouter s’introspecter, commenter leurs impressions, exprimer leurs interrogations avec candeur. Et mine de rien, sur le ton léger du badinage poétique, réfléchir sur notre rapport au temps, à la mémoire, au monde. Mais malgré toute la malicieuse fraîcheur de ce fabliau et les qualités de la mise en scène, on reste un peu sur sa faim. Gwénola David. LA TERRASSE