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Les marches ténébreuses – présentation

LES MARCHES TÉNÉBREUSES, d’Alain Enjary. Mise en scène Arlette Bonnard. Décor et costumes Marika Hodjis. Musique Christian Maire. Lumières Marc Sévenier. Production Théâtre de Sartrouville. Créé le 8 Mars 1983. T.G.P. Sartrouville, Nouveau Théâtre de Besançon. Tournée en France. Avec Arlette Bonnard, Jeanne David, Agnès Delume, Alain Enjary, Armand Enjary, Jean-Claude Giraudon, Didier Lesour, Isabelle Rattier.

Bon. Si donc les adultes doivent lire les contes de fées comme branche naturelle de la littérature — sans jouer à être des enfants, ni faire semblant de choisir pour ceux-ci, ou être des garçons qui ne veulent pas grandir — quelles sont les valeurs et les fonctions de ce genre ? C’est là, me semble-t-il, la dernière et plus importante question. J’ai déjà laissé entrevoir certaines de mes réponses. En premier lieu, écrits avec art, la valeur primordiale des contes de fées sera simplement celle qu’en tant que littérature ils partagent avec les autres formes littéraires. Mais les contes de fées offrent aussi, à un degré ou sur un mode particuliers, les choses suivantes : la Fantaisie, le Rétablissement, l’Évasion, la Consolation, toutes choses dont les enfants ont moins besoin, en règle générale, que les personnes plus âgées. La plupart sont aujourd’hui fort communément considérées comme nuisibles à quiconque.

J. R. R. Tolkien
FÄERIE


Croquis des costumes par Marika Hodjis


Ecriture. Le spectacle se situe dans la tradition des  contes dits “merveilleux», ou aussi “populaires”. Nous travaillons tout particulièrement sur ceux que les frères Grimm nous ont transmis. Il ne s’agit pas d’une adaptation, ou d’un montage, mais d’une création, on pourrait dire aussi une continuation. A la différence de nos précédentes expériences, Ulysse, Tristan et Iseult, Pantagruel, le souci de simplicité, de respect, de fidélité s’exerce non plus vis-à-vis d’un auteur mais de l’esprit général des contes, dont le nombre et les variations sont infinis. Le passage par l’écriture doit être un peu à l’image de la musique et de la poésie, qui sont d’abord faites pour être entendues. L’héritage archétypique qui nous parvient aujourd’hui par des textes — eux-mêmes faits pour être dits ou chantés — a été élaboré en grande partie par la tradition orale, dont le théâtre est peut-être un des derniers modes.

Au début des contes souvent, on voit des jeunes gens quitter leur monde familier, leur masure, maison, ou palais. Ils arrivent très vite au bord d’une forêt : ils y pénètrent. Le soir n’est jamais loin non plus, et dans les bois la Nuit est doublement obscure. Ils s’y enfoncent… Au bord du monde familier, au pied de ce qui est connu, s’ouvre un chemin plein de mystère, le chemin de la Profondeur.

Alors pour peu que nous sachions quoi dire et comment agir, ou plutôt ne pas trop agir et écouter, une grenouille nous parlerait, (que dis-je, une grenouille : l’Ancêtre de toutes les grenouilles), peut-être nous nous trouverions de nuit dans la forêt profonde (celle des contes, par exemple, où chacun , comme un arbre est unique et semblable aux autres). Et qu ‘alors nous verrions la lueur qu’on ne peut pas voir, sauf si la Nuit est très profonde — noir plus noir que le noir — et si on a grimpé sur un arbre : la maison où vivent les nains, une elfe, ou un magicien, un ogre ou un ange gardien, qui sont, amis ou ennemis, d’une façon ou l’autre, au bord des « Marches Ténébreuses », les guides et les passeurs, dont on ne peut pas se passer dans ce voyage périlleux !

Ce pays où l’on a glissé est habité d’êtres étranges. Les hommes, autrement dit, n’y sont plus les seuls maîtres. Ils y découvrent d’autres puissances et, d’une autre façon que dans la Tragédie, y vivent la Nécessité. Il y a des combats, des alliances, qu’on ne peut pas mener sans beaucoup de prudence, patience, discrétion et humilité. Jusqu’en lui-même, l’homme doit rencontrer des puissances qu’il ignorait, qu’il lui faut reconnaître, affronter ou aimer, qui existent avec indépendance et qui, s’il les méprise, peuvent le posséder, l’envoûter, le déborder et l’anéantir. L’homme, le microcosme, objet aussi de ce voyage intérieur, se voit menacé par lui-même et avec lui le macrocosme, l’univers tout entier.

On a dit : les contes ne sont « que » pour les enfants, résidu d’un passé naïf, folklorique, racontés, et plus pour longtemps, par des vieillards plus très utiles, des « histoires de bonnes femmes », et des « contes à dormir debout ». C’est dire en quelle estime on tient non seulement les contes mais encore les enfants, le passé, le peuple, les vieillards, les femmes et le sommeil… Le sommeil où l’on se ressource le tiers de notre vie au moins, le sommeil « frère de la mort », profond, profond, où brille encore une lumière, puisque, même sans aucun rêve, nous y continuons d’exister. En paix. Si nous arrivions  à mener un peu de cette paix négligée dans la vie qu’on nomme consciente et dans celle qu’on dit rêvée, et à retrouver l’unité de nos trois modes d’existence, peut-être qu’on pourrait en joyeuse santé « vivre ensemble et heureux jusqu’à la fin de nos jours »…

Alain Enjary

Photos Christian Bonnin

Espace scénique. J’aurais beaucoup de mal à ne pas inscrire un spectacle dans un lieu particulier. Même si son destin est d’être « transportable », il me semble capital que sa création soit lié à un espace précis. Quand je travaille sur les matériaux de base du spectacle, la position du spectateur, son regard, son rapport à la scène deviennent déterminants pour le choix scénographique ; j’ai besoin d’en trouver l’écho dans le lieu où le spectacle plantera ses racines. Et le théâtre lui-même peut très bien me suggérer, par ses qualités et par ses défauts, tel parti pris d’espace.

Si je m’inscris contre une architecture par un procédé qui indique violemment que je propose un monde à l’opposé, ou que je la maquille, ou si je la camouffle, ces options seront contenues dans l’acte même théâtral. Les choix scénographiques d’ « Ulysse »  et de « Tristan et Iseult », ont été étroitement liés aux lieux de la Maison de la Culture de Nanterre ; pour le premier, l’immensité de la scène de la grande salle et l’ « immensité » de l’œuvre d’Homère m’ont suggéré de raconter cette histoire dans un lieu justement difficile par ses.dimensions : dans une salle à manger de géants (où les dieux de l’Olympe se retrouvaient eux dans des meubles d’enfants). Pour le second, l’espace vide de la salle transformable, m’a donné envie d’accrocher les spectateurs comme sur une falaise, devant une plage, ou une mer, ou une forêt trop vastes, les petits hommes que nous étions, traversés par des passions, confrontés à un destin à la taille de l’espace.

Le monde des contes est un monde « à côté », un monde à la frange du nôtre. Celui qui l’écoute se trouve, avec d’autres, installés coude à coude au coin du feu… l’hiver, la nuit… la face au chaud, froid dans le dos. Celui qui le raconte est un homme comme les autres, généralement on le connaît ; mais dès l’instant où il parle, il devient un peu autre, un pied ici, un pied ailleurs, une sorte d’intermédiaire, de passeur, d’ « interprète » au plus haut sens du terme. Par l’art de la parole, il fait glisser l’auditoire dans ce monde parallèle (glissement un peu semblable à celui qui nous entraîne dans le sommeil). L’auditeur du conte n’a pas les yeux fixés uniquement sur le conteur, son regard se promène sur le feu bien sûr, mais aussi sur les objets familiers, sur les dessins du mur et sur les autres auditeurs sans les voir souvent… Comme le regard, l’esprit flotte, des images s’imposent précises et floues à la fois, différentes bien sûr pour chacun : c’est là que le conte prend forme.

L’art vivant est bien celui qui réussit à laisser cet espace dans lequel le spectateur peut se mouvoir, créer ses propres associations ; le véritable phénomène artistique se passe là, dans ce vide pourrait-on dire. Sculpter le vide… Suggérer, évoquer par le verbe, l’image, le son, sans « boucher » le tableau, sans l’obstruer par la pensée, par les prises de position, par les « lectures ». Le conte me met en face de ce vide ; il a l’art de créer des failles ; le temps y est relatif, la matière transformable, les dimensions interchangeables, la pesanteur non absolue ; l’expérience de l’homme peut passer par tous les aspects de la nature, par les mondes minéral, végétal et animal ; tout cela pour le consoler de ses déchirures et de ses métamorphoses, le rendre complice de son destin d’être mortel, par les larmes et par les rires.

Premier choix scénographique (en s’appuyant sur la salle Gérard Philipe de Sartrouville) : les spectateurs sont installés comme sur un îlot, dans le premier tiers de la salle. Dans leur dos, un espace vide, immense, sombre, monde inquiétant, informel, dont les échos parviennent par le son, monde sur lequel la volonté et l’analyse se montrent peu efficaces. Tout autour d’eux une sorte de passerelle circulaire, espace des conteurs ou du chœur, des prises de paroles, des évocations, des contradictions, des mises à jour, sorte de « table ronde de ce temps-là ». Devant eux la scène, les actes, les reflets reçus, éprouvés, traversés par les personnages du conte : une « boîte-témoin ».

Arlette Bonnard

Les marches ténébreuses – photos

Photos  Christian Bonnin, Julien Chamoux


Les marches ténébreuses – extraits de presse

AU THÉÂTRE UN CONTE MAGIQUE. PASSERELLE POUR L’IRRÉEL. (…) Tous les matériaux du conte sont réunis dans cette création originale. Alain Enjary et Arlette Bonnard ont puisé dans le réservoir des contes de Grimm et de la tradition orale pour présenter ce long poème berceur souvent rimé, toujours rythmé, qui s’adresse aux dédales de notre mémoire endormie.
(…) L’histoire ne se raconte pas, le charme en serait rompu. Elle se suit, se dévide, au gré de souterrains humides, le long des galeries d’un château.
Avec humour, tendresse et une infinie délicatesse, Alain Enjary et Arlette Bonnard offrent des chemins à emprunter, des réminiscences secrètes, des énigmes à décoder et surtout une atmosphère irréelle et légère due en grande partie à une scénographie “éclatée” : le spectateur est comme sur un îlot. S’il est adulte, ces “Marches ténébreuses” ne le transforment pas en enfant vaguement attendri ; elles font mieux : en deux heures elles font redécouvrir au spectateur une partie de son être oubliée, celle qui vibre encore au merveilleux. Claire Madinier, LA CROIX.

(…) Il s’agit d’un conte. D’un conte écrit par Alain Enjary, qui a déjà d’ailleurs écrit d’autres textes, qui a écrit fort bien un joli conte qui est une sorte d’hommage au conte en général, et éventuellement à Shakespeare dans la mesure où nous avons affaire ici à une histoire de quête au départ, puis, de cette quête, on a différents couples qui se défont, se refont et se perdent dans les labyrinthes souterrains d’une caverne multiple, à la recherche d’une pierre. Je ne veux pas déflorer l’histoire, il faut la voir. Cela est fort bien écrit. (…) Arlette Bonnard a signé la mise en scène. Elle a su très bien utiliser l’espace de ce théâtre. Elle a repris au fond l’idée artaulienne de nous encadrer. Tout se passe tout autour de nous. La scène est le point focal sans aucun doute, mais tout aussi importants sont les côtés, les passerelles latérales et finalement le fond, si bien qu’on est totalement prisonnier du conte, et prisonnier de cette caverne et des lieux dans lesquels se déroule cette recherche, cette quête, ces personnages qui se rencontrent, se séparent, etc… Cela est bien joué. D’ailleurs cela est joué sobrement en même temps. C’est un très beau spectacle. (…) Gérard-Henri Durand, FRANCE CULTURE.

Alain Enjary pour l’écriture et Arlette Bonnard pour la mise en scène travaillent sur des contes et légendes. Après avoir lu Jung, Eliade et les avoir totalement oubliés, ils imaginent “Les marches ténébreuses” : un roi, sa fille, quelques personnages amis, la quête d’une pierre légendaire et perdue à travers les forêts profondes, souterrains, labyrinthes. Arlette Bonnard se trouve à l’aise dans ces dédales et a réalisé une mise en scène kaléidoscopique. Un beau spectacle. (…)
La séduction principale des “Marches ténébreuses”, c’est l’effet de reconnaissance devant quelque chose qui ressemble à une batterie d’”imageries”. On les connaît, on les a vues, dans les livres qui nous ont formés. (…) Anne Laurent, LIBÉRATION.

Un monde fatigué. Un vieux roi. Une princesse. Des énigmes à résoudre. Et huit personnages pour franchir le seuil des marches ténébreuses en quête d’une pierre mythique. Presque des “Aventuriers de l’arche perdue”. Les huit vont se croiser et se perdre dans de longs souterrains tortueux comme les circonvolutions d’un cerveau, en se griffant aux parois des murs et aux mots des autres. Huit pour un conte d’aujourd’hui plein d’humour et de mystère. RÉVOLUTION.