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8 heures à la fontaine (nouvelle version) – présentation


8 HEURES A LA FONTAINE d’Alain Enjary, nouvelle version, mise en scène et scénographie Arlette Bonnard. Collaboration artistique Christine Tiana. Lumières Eric Fassa. Production AMBRE. Créé au Regard du Cygne 75020 Paris, le 29 octobre 2004, reprise en 2005 au Local 75011, à Toulouse, en Poitou-Charentes ( Printemps-Chapiteau ), en 2006 à Avignon, à Fontainebleau, en 2009 à Ste Tulle, Avec Arlette Bonnard et Alain Enjary.


Rêve et conte

Il y a eu d’abord un rêve. De ces rêves, qui surgissent et passent comme des météores. Pas une rêverie à la dérive, ou un fantasme qui poursuit, ou un remue-ménage onirique de réalités quotidiennes. Un vrai rêve. Un rêve qui arrive. Mais si vite raconté, qu’on ferait peut-être mieux de le garder pour soi, pour ne pas rendre dérisoire l’expérience intime lumineuse que, même dans la mémoire, il continue de procurer. En d’autres temps, en d’autres lieux, pourtant, n’est-ce pas ce genre de songes, dont on ferait bénéficier la collectivité, comme d’une petite pierre précieuse, authentique, qu’on a trouvée, qui n’appartient à personne en particulier, et pourrait s’ajouter au fonds commun des mythes, voire des rites locaux, ou au trésor des contes, ou du moins rehausser l’un d’eux, s’enchâsser dans une des histoires qui appartiennent à tout le monde ?

Mais ici, aujourd’hui, comment communiquer l’enchantement initial et le savoir originel, que procurent les images naïves, c’est-à-dire premières, naturelles, rencontrées quelquefois telles quelles dans le Vaste Monde intérieur, des images d’un autre temps, ou plutôt d’un temps autre ? Bien que fugaces, inconsistantes, elles ont pourtant un caractère d’éternité, de plénitude. En effet, elles sont tout et rien, parce que paradoxales. Les contraires s’ajoutant, elles forment, chacune, une totalité, mais les opposés s’annulant, elles ne sont presque rien.

À la fois fraîches et ancestrales, si familières, qu’à les dire elles semblent banales, si étranges, qu’une fois traduites elles paraissent incongrues, ces images sont des symboles qu’on ne peut pas réduire à un sens (moral par exemple) ou à d’autres. Elles semblent vivre, de leur vie propre, dans des zones franches de l’âme, laquelle est désignée, de façon plus moderne, par son nom plus ancien : psyché — et vivre libres, justement, au-delà du domaine établi et régi par la psychologie, quelles qu’en soient l’étendue et les annexions.

Quant à l’émotion que génèrent ces images intactes, sauvages — même si on a peur, ou désire, si on pleure, ou rit, — on dirait qu’elle échappe un peu au registre sentimental, élargit la palette habituelle de ce qu’on éprouve ; elle aiguise plus qu’elle ne fait fondre, dynamise plus qu’elle ne submerge, apaise plus qu’elle ne provoque, suspend plus qu’elle ne bouleverse. Elle aussi est plus contrastée, en même temps physique, sensuelle, vigoureuse, voire puissante, et légère, intellectuelle, évanescente, pour ne pas dire spirituelle.

Peut-on transmettre ces images sans les dénaturer — pour qu’elles restent vivantes et libres dans l’imaginaire de chacun — sans leur attacher d’opinion, les lier à des explications, les charger de messages privés, les écraser sous ses fantasmes, les plier à sa volonté, même sa bonne volonté ? C’est, avec l’une d’elles, ce que tente de faire 8 heures à la fontaine. Au centre, il y a un rêve.

« Une femme et un homme échangent entre eux deux pierres, une blanche toute lisse, une noire sculptée de signes. »

Tout ce qui est avant, après, autour a dû être inventé, construit, écrit. Mais avec l’attention, la patience, le respect, la dose de plaisir ludique qu’on mettrait à développer une équation, un théorème dans leurs implications, ou une ligne mélodique dans les variations qui pourraient la précéder, la prolonger, de la manière la plus juste.

Conte et théâtre

Étant donné le registre, cela ne pouvait prendre qu’une forme : le conte. Mais il fallait absolument que ce soit une pièce de théâtre. Les deux genres sont peu compatibles. D’abord le conte s’attache bien moins à ce que sont et disent en détail les personnages, le théâtre étant surtout fait de ce qu’ils ressentent et expriment, au cours de leur évolution à travers conflits et questions, relations de tous ordres. Mais si on peut toujours espérer associer harmonieusement une action dramatique et l’action pure et simple, les deux genres semblent incompatibles de façon plus subtile, et cependant plus radicale. Le conte pose le postulat d’un monde différent où il y a des merveilles. Il faut qu’on y croie — comme au rêve avant qu’on se réveille — entre « il était une fois » et « ils eurent beaucoup d’enfants ». Il faut une part de décision, bien sûr, si on a quitté l’état d’enfance, pour accepter cette convention et accorder sa foi. Au théâtre aussi on fait le pari, provisoire, d’y croire. Ce pari peut tenir d’abord parce que le monde fictif, qu’on doit prendre un moment pour une réalité, ressemble à celui qu’on connaît ; jusque dans ses débordements et ses dérives fantastiques — monstruosité, héroïsme, déchaînement des circonstances, dérèglement de la folie — ce qui s’y déroule, non seulement ne heurte pas nos habitudes conscientes, mais encore, et pour cette raison, peut être reconstitué, pour ainsi dire recréé. Dans ce sens, le spectacle de n’importe quelles singularités ou aberrations, si étonnantes ou révoltantes soient-elles, reste plausible et accepté comme normal.

Lorsqu’il s’agit d’êtres et d’actions qui « par nature » ne sont pas du monde rationnel, et de traiter d’un univers où la conscience humaine n’est pas seule reine du réel — des fées, des animaux parlants, des monstres, des métamorphoses, d’un temps élastique, de l’eau de la vie — le théâtre dispose, pour recréer cet au-delà, d’une magie vite déjouée, ou d’emblée soupçonnée, même la plus perfectionnée. C’est une chose d’accorder sa confiance au conteur, qui parle directement à votre imaginaire, et une autre de croire aux masques, aux trappes, aux fumigènes, au « dieu venant de la machine ou des effets spéciaux ». On est émerveillé par le prestidigitateur, mais la question « comment il fait ? » alimente l’éblouissement. On sait bien qu’il y a une manipulation, une explication, sans doute très savantes, mais qui restent dans l’ordre. La magie du conte — et du rêve tant qu’on ne sait pas que c’est un rêve — est d’un autre ordre. Elle est la magie même. C’est elle qu’on admire, et non le magicien. Il vaut mieux : dans la « vraie » magie, comme dans la vraie vie, les plus graves dangers viennent de ceux qui usent des pouvoirs pour eux-mêmes et leur propre gloire, ou à la légère, à tort et à travers, en apprentis sorciers.

Le théâtre peut nuire aux contes, et aux images archétypiques en général, de ces deux manières différentes. Le premier risque est qu’il les rende insignifiants ou ridicules, renverse leur clarté native, en bêtise ou obscurantisme, à cause de la disproportion et de la balourdise des moyens employés ; le deuxième, au contraire, qu’il les étouffe, croyant bien faire, sous tout un déploiement de solutions techniques, ou les éclipse à son profit, par un savoir faire démiurgique, son habileté à produire des images illusoires, sa propre volonté de fasciner et de séduire. Ce qui émeut, transporte, alors, c’est le théâtre, pas le conte. Et si la représentation théâtrale prend ses distances avec l’illusion, démystifie ses artifices, avoue ouvertement ses conventions, elle peut, en dévoilant sincèrement ses charmes, trop se montrer, se démontrer, prendre encore trop de place, au détriment du conte. Tolkien, dans un de ses rares écrits « théoriques » sur la Faërie, constate que le théâtre ne crée pas de monde secondaire, parce qu’il est lui-même un monde secondaire, et qu’il est anthropocentrique. Ce serait donc par sa nature qu’il ne pourrait servir le conte, et hors les risques toujours possibles de devenir égocentrique.

Théâtre et rêve

Ces problèmes se sont posés d’abord dans l’écriture ; quels épisodes « merveilleux » pourraient, a priori, être traités sur scène, sans trop perdre de leur nature et leur magie premières ? Que devraient être les personnages pour qu’incarnés par des acteurs ils aient une chance de demeurer vraisemblablement fantastiques, en se démarquant suffisamment des habitudes, entre autres, de la psychologie régnante ? Quel langage parlent-ils, en même temps familier et assez légendaire, rythmé et musical, comme dans la tradition orale ? Quel récit dramatique permettrait de croire un moment, à l’existence de l’irréel, au-delà tout à la fois de la réalité et de l’illusion théâtrale ? Cette quadrature du cercle, qu’on ne prétend pas résoudre, peut sembler un défi gratuit. Il exprime pourtant une relation à l’utopie, qui dépasse largement le cadre de la recherche artisanale et artistique.

Puis, sous quelle forme transmettre ce texte, qui avant tout est une histoire ? Après qu’il ait été joué, sur scène, il nous a paru qu’on pouvait encore se rapprocher de son état d’esprit spécifique, en privilégiant l’écoute et l’intimité de l’imaginaire, que c’était l’occasion de questionner une fois de plus le rapport représentation – imagination. Le libre espace offert à tous par celle-ci subissant toujours les limitations imposées par celle-là, c’est peut-être aussi l’occasion d’affronter carrément le paradoxe d’un théâtre sans représentation, qui serait quand même du théâtre ! Un travail complexe pour atteindre à la plus grande simplicité. Peut-être une façon de revenir aux sources (8 heures à une fontaine légendaire, 1 heure à celle du théâtre), juste avant, ou juste après que le conteur laisse la place à deux acteurs, — par exemple au moment où Ulysse, dans sa propre histoire, racontée par l’aède, prend lui-même la parole pour dire le Cyclope, Calypso, Circé, les Sirènes, Charybde, Scylla, etc…Où la voix du conteur se confond, sans acrobaties, avec celle de son personnage, qui devient lui aussi conteur, où l’auditeur commence à être un spectateur, sans devenir voyeur, sachant que les personnages ne peuvent se réduire à aucune interprétation, les évènements rapportés à aucune représentation… Qu’il s’agit de choses autrement réelles que la réalité, et que pour préserver l’intégrité du rêve au fond de chaque individu venu pour le partager, moins il y a d’artifices, mieux c’est. Une façon peut-être aussi de refaire l’expérience irremplaçable de l’enfant, qui, sorti un moment de l’inextricable fouillis des images du monde extérieur, tandis qu’on lui conte une histoire, court l’aventure de son vaste monde intérieur, à l’abri sous ses couvertures…

Alain Enjary



8 heures à la fontaine – photos

Conception graphique et photos Raphaële Enjary

8 heures à la fontaine – extraits de presse

C’est dans le décor champêtre d’un jardin de Villeneuve-lez-Avignon, propice au calme et au vagabondage de l’esprit que la compagnie Ambre a choisi de jouer 8 heures à la fontaine, tous les soirs à la tombée du jour.
Elle a trouvé une place qui n’est pas sans risque, légèrement à l’écart de la foule des grands et des petits spectacles, mais qui correspond parfaitement à leur proposition théâtrale. La cohérence de leur projet passe par là : trouver des solutions, plus profondes, sobres, juste suggérées, qui transforme la relation au public et le fait rêver. « De ces rêves qui surgissent et passent comme des météores. Pas une rêverie à la dérive, ou un fantasme qui poursuit, ou un remue-ménage onirique de réalités quotidiennes, commente Alain Enjary, auteur et comédien. Un vrai rêve, un rêve qui arrive ». Le conte de fées s’y prête.
Un homme et une femme échangent entre eux deux pierres, une blanche toute lisse, une noire sculptée de signes. Métamorphoses, écroulements, déluge, malédiction et rédemption, relativité du temps, rencontre aussi dangereuse qu’amoureuse… D’autres choses encore se déroulent en huit heures, et une heure de spectacle…
Des symboles
Un rêve, un conte, presque un mythe, à deux voix et deux personnages, pour tenter de passer dans un autre temps ou simplement passer le temps. Qui pose de façon fantaisiste et agréable, très poétique, les grands thèmes de la vie : la quête, l’attente, l’espoir, l’absolu, l’évasion, la consolation… Et a le mérite de rassembler des spectateurs de tous les âges. Car « de toutes ces choses, les personnes plus âgées, en règle générale, n’en ont-elles pas plus besoin que les enfants ? » Le conteur peut le faire en laissant la place aux spectateurs d’imaginer leurs propres rêves.
C’est dans ce sens, du théâtre populaire. Une tentative pour retrouver une littérature primitive.Parallèlement aux représentations, Ambre a réalisé une édition du texte illustrées de gravures originales. L’on peut se la procurer après le spectacle en s’attardant autour d’un pot offert par la propriétaire ou pour échanger des impressions avec les comédiens. J. A., LA PROVENCE.

printemps-sans-chapiteau

« 8 heures à la fontaine » et à l’ombre des châtaigniers.

Le Printemps (sans chapiteau) perturbé par l’été précoce installé en gâtine, a su s’adapter aux conditions quasi caniculaires de ce dimanche de juin. Initialement prévu dans la bergerie de « La Chagnée » l’histoire écrite par Alain Enjary, mise en scène par Arlette Bonnard, et jouée par eux « 8 heures à la fontaine » s’est déplacée à quelques centaines de mètres à l’ombre dans le camping du même lieu.
Il faut d’autant plus saluer la performance des techniciens et des acteurs. Les premiers ont mis en place en moins d’une heure le théâtre improvisé et les seconds ont dû faire preuve d’une concentration maximum sans l’aide des projecteurs pour faire passer la magie de cette magnifique histoire.
Un conte où deux pierres, une blanche et une noire, gardiennes de la joie et de la paix du monde visible et invisible sont séparées et provoquent ainsi de grands bouleversements. Enfin rassemblées par la rencontre d’un homme et d’une femme, les pierres permettront le retour de la quiétude et de la sérénité.
Dans un spectacle sans artifice qui privilégie l’imagination, entre théâtre et conte, Alain et Arlette, ont su entraîné le public dans leur monde fantastique. LE COURRIER DE L’OUEST.

Conte philosophique, féerie, magie du verbe, spiritualité… Les cartésiens purs et durs ne pouvaient que rester au bord du chemin devant ce spectacle « Huit heures à la fontaine » dans le cadre de l’inauguration du Théâtre Henri Fluchette. Dans un dialogue où l’imagination règne au détour de chaque phrase, ce conte a plongé le spectateur dans un univers à la fois poétique et de questionnements existentiels :
« Milfrène : Quel est ton nom ? Lui : En naissant j’ai failli mourir, il fallait trouver un parrain, quelqu’un qui me donne un nom, vite… pour que j’existe un petit peu. Si on n’existe pas un peu, on ne peut pas bien mourir, c’est logique. Une minute et un nom suffisent, après on peut partir tranquille… »
Les voix sobres et claires d’Arlette Bonnard et Alain Enjary, lui-même auteur du conte, résonnaient comme une musique entraînant celui qui veut bien entreprendre le voyage… La présentation très épurée de l’ensemble fait bien ressortir la dimension spirituelle du texte. D. J., LA MARSEILLAISE.

8 heures à la fontaine – le livre

Le texte de 8 heures à la fontaine — gravures sur bois d’Olivier Philipponneau, conception graphique de Raphaële Enjary — a été édité par AMBRE. Il est disponible au prix-éditeur de 12 euros .


Olivier Phillipponeau. Raphaële Enjary.

8 heures à la fontaine – animation

Dans le cadre de la tournée en milieu rural organisée par le Centre Dramatique Poitou-Charentes, 8 heures à la fontaine est parfois représenté pour un public d’enfants. Dans ce cas, une intervention dans les classes est proposée aux enseignants :

I­— La présence, dans la classe, de gens de théâtre (acteurs, metteurs en scène, auteurs) nous est souvent apparue particulièrement utile et agréable (pour les enfants, les enseignants, et les praticiens que nous sommes) lorsqu’elle permettait de découvrir ou confirmer par l’expérience, même de façon très simple et ponctuelle, le lien essentiel entre l’écrit et l’oral. Il est important de conserver ce lien, comme celui aussi entre l’abstrait et le concret, le virtuel et le réel ; cela permet au moins de les situer à leurs places respectives et d’éviter des amalgames qui deviennent néfastes s’ils sont trop inconscients.

L’absence de ce lien, peut-être, est en grande partie responsable des difficultés que beaucoup d’enfants, de jeunes gens et de moins jeunes ont avec la lecture (incompréhension, ennui, désaffection, etc.). La lecture à voix haute ou la « récitation » ne pourraient pas être ânonnées, totalement plates, ou « chantonnées », si le lien avec la réalité des images et du sens transmis par le texte écrit, s’établissait suffisamment. Avant les mots, il y a les réalités extérieures et intérieures qu’ils recouvrent. Avant la ponctuation, l’articulation des propositions, la structure de la phrase (quel que soit le nom qu’on leur donne, l’analyse qu’on en fait), il y a la respiration nécessaire à la parole et le rythme naturel ou recomposé de la pensée ou de la fantaisie. Il y a la « présence d’esprit » : conscience, imagination, mémoire corporelle et affective, etc. Or, c’est de cela qu’il est question : être présent à ce qu’on dit, lit ou redit, récite, ici, à ce moment-là, et qu’en principe, on est censé communiquer à d’autres, partager avec d’autres. Il ne s’agit pas de se montrer acteur (au sens professionnel, ni amateur du terme), mais de trouver le déclic, ne serait-ce qu’une fois, grâce auquel, tout à coup, ce qui sur le papier paraît d’abord abstrait, passé et étranger devient un tant soit peu concret, présent et simple.

Dans beaucoup de cas, selon nous, qu’on soit enfant, adolescent, adulte, il suffirait de peu de choses pour dire ou lire à haute voix, de façon assez claire et agréable, un texte — assez pour en faire partager le sens et les images, pour en restituer une certaine fraîcheur d’invention, et intéresser l’auditeur. Il est plus naturel qu’on croit de se mettre soi-même en communication avec un texte écrit, pour l’animer et le communiquer aux autres.

Nous proposerons donc aux enfants ou adolescents un travail simple qui permette d’approcher ce résultat, même de façon très éphémère (puisqu’il s’agira d’un passage d’une ou deux heures dans la classe). Une expérience, même fugitive, laisse des traces ; quelle que soit son intensité, si on parvient à y toucher, elle aura au moins le mérite de montrer que « c’était possible ». Et elle se fait dans les deux sens : du côté de celui qui dit et du côté de ceux qui écoutent.

II — Une « crise de la lecture » irait de pair avec une « crise de l’imaginaire ». On sait bien la présence actuelle de l’image, en puissance et en quantité, qui impose à tout le monde, aux enfants en particulier, un imaginaire tout fait. Même si, au nom du progrès, on trouve nécessaire qu’elle ait cette importance, il est indispensable aussi de préserver des zones libres à l’imagination (de même qu’à la pensée) individuelle et spontanée — naturelle. Le théâtre, comme la lecture, ménage de ces plages : des espaces et des temps de liberté intérieure. Le spectacle « 8 heures à la fontaine » que nous présenterons, parmi d’autres, cette année va dans ce sens. Il tente d’intéresser et de faire rêver, en se passant autant que possible des images, des sons, des rythmes, etc., qui tendent à nous faire oublier tout un monde en nous-mêmes, qu’il suffit de peu de chose, parfois, pour éveiller.

Notre présence dans la classe se fera également dans cette deuxième perspective, en rapport avec le spectacle : aider, un tant soit peu, les enfants à prendre confiance dans leur propre imagination, par l’expérience qu’ils peuvent en faire, ne serait-ce qu’un instant, et à trouver, puis partager, même si cela semble difficile, quelques images, sensations, fantaisies qui ne doivent rien à la télévision, au cinéma, aux jeux électroniques, ni à une vision trop convenue du quotidien.

Une préparation de notre venue en classe par le maître ou la maîtresse est, bien sûr, à prévoir lors de notre rencontre avec eux, et fera sans doute l’objet d’un dossier pédagogique assez simple.

Alain Enjary
Arlette Bonnard

Deux lettres assez longues, personnalisées, qui s’adressent directement aux enfants, peuvent leur être lues par l’enseignant, à quelque temps de distance, et faire l’objet de discussions dans la classe. La première évoque sur le mode familier, à partir des caractéristiques du théâtre en général, et du spectacle qu’ils vont venir voir en particulier, ces relations à l’imagination active personnelle, à la « magie » des représentations intimes, à la lecture, au rêve et leur nécessité pratique, vitale… La seconde lettre, annoncée pour un peu plus tard dans la première, donc plus ou moins attendue par les enfants, raconte d’abord l’écriture de 8 heures à la fontaine, développée à partir d’un « vrai » rêve, présentant une seule situation (l’échange des pierres), un rêve très bref, mais impressionnant, fulgurant (« numineux », dirait C. G. Jung), puis propose un « jeu » :

(…) Le rêve — vous avez entendu — se raconte en quelques secondes, alors que maintenant l’histoire, où, à un moment donné, une femme et un homme s’échangent deux pierres, dure un peu plus d’une heure. On espère que vous serez curieux de savoir tous les détails.

En attendant que nous venions vous voir dans la classe, voilà le jeu que nous vous proposons : est-ce que vous pourriez essayer, vous aussi, d’inventer des détails supplémentaires à ce rêve ? Est-ce que vous pourriez essayer d’imaginer pourquoi ce rêve a semblé si magique ? Qui pourraient bien être cet homme et cette femme, ou ce garçon et cette fille ?  Est-ce que ce sont des humains ordinaires ? Y en a-t-il seulement un qui est humain, et pas l’autre ? Est-ce qu’ils se connaissent depuis longtemps, ou viennent-ils seulement de se rencontrer ? Comment sont-ils arrivés là ? Que pourraient bien être ces pierres qu’ils échangent, et qui ont l’air merveilleuses ?  À quel endroit se passe la scène ?… Vous pouvez encore vous poser plein de questions et vous amuser à y répondre. Ce qui est un peu bizarre, mais qu’on trouve intéressant dans ce jeu c’est que chacun peut se poser les questions qui lui viennent et donner les réponses qui lui plairaient le plus. Personne ne peut avoir faux !

Bien sûr, il y a quelques règles, comme à n’importe quel jeu. La principale, c’est de ne pas copier exactement sur ce qu’on a vu à la télévision ou au cinéma pour imaginer les questions et les réponses. Il vaut mieux attendre que ça vienne, ne pas s’inquiéter si ça ne vient pas. Il ne faut pas se forcer. Mais plutôt penser de temps en temps, tranquillement à cette scène et laisser aller son imagination, son goût, ses envies. Une autre règle, puisque l’histoire a l’air de se passer dans un monde enchanté, c’est de croire que cet autre monde puisse être vrai, à sa façon, comme quand on rêve — vous vous souvenez ? — on croit que le rêve est réel : pas la peine de s’obliger à inventer n’importe quoi juste parce qu’il s’agit d’un monde fantastique, ou que c’est rigolo ! Il est donc préférable d’avoir un peu de patience, pour trouver des détails qui ont l’air sérieux même s’ils sont extraordinaires, drôles ou amusants.

Enfin, ce serait bien que vous écriviez ce que vous aurez imaginé : quelques phrases pour le raconter le mieux possible, ou bien des phrases que se disent les deux personnages, ce qu’ils se répondent — un dialogue, comme on dit. Si certains ou certaines ont envie que ce soit un peu long, d’autres très court, cela n’a pas d’importance. Et s’il y en a qui ne peuvent pas, ou ne veulent pas, ça ne fait rien : ils, ou elles auront peut-être quand même un rêve à eux, ou quelque chose dans ce genre à nous raconter. On peut aussi faire des dessins.

Lorsque nous viendrons dans la classe, nous vous aiderons à dire à haute voix et à jouer ce que vous aurez préparé. Tant mieux si vous le savez par cœur, sinon vous le lirez. Si c’est un dialogue, bien sûr, il serait formidable de le dire à deux — un garçon et une fille par exemple — comme au théâtre. (…)