Pantagruel-présentation

Croquis Christiane Moures

PANTAGRUEL, d’après Rabelais. Texte et dramaturgie Alain Enjary. Mise en scène Mehmet Ulusoy en collaboration avec Arlette Bonnard. Scénographie Michel Launay. Musique Christian Maire. Lumières Patrice Trottier. Production Centre dramatique de La Courneuve et Théâtre de Liberté. Créé le 10 Octobre 1981. Maison des Arts de Créteil, Centre Culturel de La Courneuve, Théâtre National de Marseille. Tournée en France et en Belgique. Avec Marc Allgeyer, Dominique Brodin, Alain Enjary, Damiène Giraud, Maria Gomez, Guy Jacquet, Jean-François Maenner, Jean-Luc Mathevet, Jean-Pierre Pouret, Jean-Pierre Rouvellat, Emiliano Suarez.

Aux lecteurs bénévoles

GENS de bien, Dieu vous saulve et guard ! Où estez vous ? Je ne vous peuz voir. Attendez que je chausse mes lunettes !
Ha, ha ! Bien et beau s’en va Quaresme ! Je vous voy. Et doncques ? Vous avez eu bonne vinée, à ce que l’on m’a dict. Je n’en serois en piece marry. Vous avez remede trouvé infinable contre toutes altérations ? C’est vertueusement opéré. Vous, vos femmes, enfans, parens et familles, estez en santé désirée ? Cela va bien, cela est bon, cela me plaist. Dieu, le bon Dieu en soit eternellement loué, et (si telle est sa sacre volunté ) y soiez longuement maintenuz.
Quant est de moi, par sa saincte benignité, j’en suys là, et me recommande. Je suys, moiennant un peu de Pantagruelisme (vous entendez que c’est certaine gayeté d’esprit conficte en mespris des choses fortuites), sain et degourt ; prest à boire, si voulez. Me demandez vous pourquoy, gens de bien ? Response irrefragable : tel est le vouloir du tresbon, tresgrand Dieu, onquel je aquiesce, au quel je obtempere, duquel je revere la sacrosaincte parolle de bonnes nouvelles, c’est l’Evangile, on quel est dict, Luc, 4, en horrible sarcasme et sanglante derision, au medicin negligent de sa propre santé : « Medicin, o, gueriz toymesme. »

Si, par quelque desastre, s’est santé de vos seigneuries emancipée, quelque part, dessus, dessoubz, davant, darrriere, à dextre, à senestre, dedans, dehors, loing ou près vos territoires qu’elle soit, la puissiez vous incontinent avecques l’ayde du benoist Servateur rencontrer ! En bonne heure de vous rencontrée, sus l’instant soit par vous asserée, soit par vous vendiquée, soit par vous saisie et mancipée. Les loigs vous le permettent, le Roy l’entend, je vous le conseille. Ne plus ne moins que les legislateurs antiques authorisoient le seigneur vendiquer son serf fugitif, la part qu’il seroit trouvé. Ly bon Dieu et ly bons homs ! n’est il escript et practiqué, par les anciennes coustumes de ce tant noble, tant antique, tant beau, tant florissant, tant riche royaulme de France, que le mort saisist le vif ?
Santé est nostre vie comme tres bien declare Ariphron Sicyonien. Sans santé n’est la vie vie, n’est la vie vivable. Sans santé n’est la vie que langueur ; la vie n’est que simulachre de mort. Ainsi doncques vous, estans de santé privez, c’est à dire mors, saisissez vous du vif, saisissez vous de vie, c’est santé.
J’ay cestuy espoir en Dieu qu’il oyra nos prieres, veue la ferme foy en laquelle nous les faisons ; et accomplira cestuy nostre soubhayt, attendu qu’il est mediocre. Mediocrité a esté par les saiges anciens dicte aurée, c’est à dire précieuse, de tous louée, en tous endroictz agréable. Discourez par les sacres Bibles, vous trouverez que de ceulx les prieres n’ont jamais esté esconduites qui ont mediocrité requis. Prologue de l’autheur M. François Rabelais pour le quatrième livre des faicts et dicts héroïques de Pantagruel.


On se sent immobile, mais la terre tourne à toute vitesse. Le temps paraît un absolu, cependant il est relatif. Copernic, Einstein, les savants ne sont pas les seuls à détruire les représentations du monde qu’on fabrique sur les apparences : les poètes, prophètes, éveillés de partout et toujours font le même nettoyage par le vide. Nos sens, notre bon sens, notre sens unique nous trompent. Diogène, agitant, trimballant en vain son tonneau dans le Prologue du Tiers Livre, dénonce la vanité, l’absurdité, autour de lui, de tant d’agitation, guerrière en l’occurrence. On sait déjà qu’il cherche un homme, avec une lampe, et en plein jour. Sans doute ne trouve-t-il que des endormis, c’est-à-dire des morts.
Le diogénique Rabelais balaie par le rire nos idées fixes et fabriquées, dogmes, illusions, aliénations, et fascinations dangereuses, comme Copernic, en souriant, signale que le monde est sans cesse en mouvement. C’est peut-être pourquoi il nous échappe, le monde, il reste insaisissable, au fond, et que prétendre en être maître, avoir sur lui des certitudes ne ferait que le repousser toujours plus loin de nous, et, sinon aggraver cette séparation, en tout cas ne serait que vanité des vanités. « Tout n’est que vanité », semble dire après Salomon, Maître François Rabelais.
Mais s’il nous fait descendre « jusqu’au fond du puits inépuisable auquel disait Héraclite être la vérité cachée », ce n’est pas pour nous laisser dans le noir, le chaos et le désespoir. Bien au contraire — comme le cynisme de Diogène, stigmatisant tous les principes, les prétentions et les pouvoirs, est le contraire d’un principe, de l’arrogance et l’égocentrisme — ce jeu de massacre est salutaire. Rabelais, médecin, soigne les corps et il écrit pour soigner les esprits. Dans ses boîtes colorées, bizarres, grotesques, hilarantes, se trouve une précieuse drogue, une médecine miracle — santé universelle et jeunesse éternelle. Et nous voilà comme des enfants dans un monde relatif, tantôt géant et tantôt nain… Un monde de nouveau tout neuf, amusant, étonnant : présent, futur, passé compris, dont on redécouvre les sources — un monde, ou bien un rêve, une grande illusion, un opéra fabuleux ? Car, au bout du compte, c’est grandiose, et c’est nous qui sommes petits — le microcosme aussi précieux, ici, que l’autre, le macrocosme. À moins que le destin de l’homme soit d’être entre les deux, entre haut et bas, grand et petit, d’être au milieu, moyen, de faire le lien ? Terminant son Grand Œuvre (foisonnant, pourtant, et qui nous entraîne d’un excès, d’un extrême à l’autre, à la suite des géants ), Alcofribas Nasier, abstracteur de quinte essence, semblerait avoir trouvé l’or (l’or alchimique, ou dit encore : des philosophes) dans cet entre-deux, ce juste milieu, cette médiocrité aurée… À nous de faire et vivre avec ce paradoxe : dans un monde géant, offert à profusion, assouvir, dans tous les domaines, un appétit hénaurme de géant… avec modération, sagesse, « juste mesure en or » !  Avec conscience, pourrait-on dire, en se souvenant par ailleurs, que science sans conscience n’est que ruine de l’âme

Alain Enjary

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