Le gardien d’octobre

LE GARDIEN D’OCTOBRE, d’Alain Enjary. Mise en scène Daniel Muret. Production Municipalité, Musée de Courbevoie et AMBRE. Créé le 3 Octobre 1994. Musée Roybet-Fould de Courbevoie. Avec Daniel Muret.


Un enfant frappe à la porte du Musée. Pas de réponse. Il frappe plus fort. Pas de réponse. Non plus quand d’autres s’y essayent. Ils s’y mettent à plusieurs. On entend dans les profondeurs une voix d’homme qui se rapproche :

— Qu’est-ce qu’il y a?… Et alors?!… Voilà! Voilà!… Qu’est-ce qu’il y a?… Du calme, du calme!…

On entend la porte s’ouvrir, et l’homme bougonner. Elle s’entrebâille. Il passe la tête.

— Et alors, où vous croyez-vous?… Je ne sais pas où vous vous croyez, en tout cas ce n’est pas ici!… Bonjour, bonne nuit!…

Il retire sa tête, et referme la porte. Et les enfants doivent frapper de nouveau. La porte s’entrouvre et l’homme passe la tête.

— Je vous ai dit que ce n’est pas ici! Vous cherchez peut-être l’école, ou le gymnase, ou la Mairie, la gare ou une boulangerie, un cinéma, ou savoir quoi, mais ce n’est nulle part de tout ça!… Bonjour, bonsoir, et bonne nuit!…

Il se retire de nouveau et referme la porte. Il faut que les enfants frappent encore une fois. La porte s’ouvre, et l’homme se glisse sur le seuil. Il est enveloppé dans une grande couverture. Il regarde les enfants. Silence.

— Trois fois!… Hein? Trois! N’est-ce pas?… Vous vous êtes rendu compte que vous avez frappé trois fois?!… Vous étiez au courant?!… Que si on frappe trois coups je suis forcé de sortir?! Et pire : de vous faire entrer?! Vous l’avez deviné?… Ou bien une grande personne a trahi le secret?!… Je ne veux pas le savoir! Que vous ayez frappé les trois coups par hasard, ou exprès, ça revient au même! On n’a plus le choix maintenant, ni vous, ni moi! Vous avez remarqué que j’ai fait ce que j’ai pu pour vous décourager. C’est mon métier. Je suis gardien, alors je garde. Il y a toujours des gardiens dans des endroits comme celui-là, ou des guides. Vous savez pourquoi?… Bien sûr pour protéger les choses qu’il y a dedans – qu’on ne les emporte pas, qu’on ne les abîme pas – ou bien pour expliquer et pourquoi, et comment, et quand! Mais parmi les gardiens et les guides de musées, de châteaux, de monuments, etc, comme celui-là, il y en a qui font partie de la « Brigade Spéciale Secrète », comme moi. Et ceux-là, ils ne sont pas là pour expliquer, ou protéger les objets, mais les gens, des dangers qu’ils courent là-dedans, au besoin les décourager d’y pénétrer. Seulement si on frappe les trois coups, comme vous, on se retrouve comme Ali Baba quand il dit « Sésame, ouvre-toi! » : ça s’ouvre, on entre, et puis voilà! Moi, en tant que gardien je ne peux plus rien faire, sauf vous accompagner dans cette aventure, et vous mettre en garde des risques. Quels risques?!… Regardez tout autour de vous. Qu’est-ce que vous voyez?…

Les enfants répondent peut-être « ceci », « cela », et le gardien reprend :

— Il y a de l’espace, d’abord, voyez l’espace, il se déploie, il s’étend, comme une grande couverture (il montre avec la sienne), où on peut circuler, marcher, courir, construire, se reposer, facilement. Mais si on était à la montagne, ce serait comme si la couverture était toute repliée, mise en boule, en paquet, avec des creux, des bosses, des pics qui rejoignent le ciel, des ravins où le vide va à perte de vue, il faudrait faire très attention aux endroits où on met les pieds, les mains, garder toute sa tête, avoir le coeur bien accroché, et regarder de tous ses yeux! Eh bien, imaginez que ce soit pareil pour le temps. Le temps s’étend aussi comme une grande couverture, un tapis, tout à l’heure, c’était la nuit, et vous dormiez dans votre lit, et puis le temps s’est déroulé, voilà que vous étiez levés, que vous avez déjeuné, que vous êtes sortis, et il s’est déroulé encore, vous êtes ici maintenant, vous êtes comme vous êtes, pourtant encore avant, – là sur la couverture – vous étiez des bébés, et encore avant c’était moi qui étais un enfant. Mais imaginez que le temps, comme l’espace à la montagne, se plie, se mette en boule, s’entasse par moments, il faudrait être très prudent, on pourrait glisser dans un trou de passé, ou déclencher sur notre tête une avalanche d’avenir, ou se perdre dans les nuages, le brouillard, les tempêtes, sans savoir où se trouve aujourd’hui et demain, hier, bientôt, tout à l’heure, ou jadis, avant, après, ou maintenant. Or il y a des endroits, comme celui-là, où on conserve des tas de choses du passé pour qu’elles durent maintenant et longtemps après, des choses justement qui ont été faites exprès pour que le temps ne s’étende plus tout à fait comme d’habitude. Donc dans ces endroits-là, le temps, il est plié, concentré, mis en boule, en tire-bouchon, d’où le danger. Remarquez qu’il n’y a pas souvent d’accident, mais on doit se montrer attentif malgré tout. Et puis même si on glisse un moment en dehors de notre temps présent, – le temps réel, si vous voulez – ce n’est pas forcément grave, au contraire, quelquefois il est intéressant et même très utile d’avoir perdu son temps. Vous connaissez l’histoire d’Alice, la petite fille, qui, en rêve, est passée de l’autre côté du miroir. Eh bien, elle en est revenue, et je peux vous dire que plein de gens aimeraient bien avoir vu ce qu’elle a vu là-bas!… Sans parler de tous ces savants qui n’auraient jamais inventé tout ce qu’ils ont inventé, s’ils n’avaient pas été distraits par moments, – distraits, autrement dit ôtés, extraits, enlevés du temps ordinaire. Je suis là avec vous d’ailleurs, vous ne devez pas avoir trop peur. De toute façon, maintenant, on va entrer.

Il entrouvre la porte, regarde à l’intérieur, on entend une voix chanter. Il referme la porte.

— Un instant! Elle chante! Ce n’est qu’une statue. Mais avec un peu trop d’imagination, il arrive qu’on l’entende chanter. Mieux vaut pas.

Il entrouvre la porte, on entend la voix, il referme. Silence. Il regarde les enfants. Il se décide à rouvrir. On entend la voix. Il passe la tête à l’intérieur. On l’entend parler, on ne comprend pas bien ce qu’il dit, peut-être quelque chose du genre :

— Il vaudrait mieux que tu te taises. Il y a toute une bande d’enfants, qui veulent entrer, inutile de les troubler, tu sais qu’ils ont en général plus d’imagination que les grandes personnes, ce qui est un avantage, mais on ne doit pas en abuser, c’est une responsabilité… J’étais sûr que tu comprendrais.

La voix s’est tue. Il revient aux enfants.

— Voilà! Tout est en ordre, en tout cas dans l’entrée, vous pouvez entrer. Mais essayez de rester calmes.

Il leur ouvre la porte et passe avec eux. Le groupe se trouve dans l’entrée, porte fermée.

Premières pages du « Gardien d’octobre ».


0 réponse à “Le gardien d’octobre”


  • Aucun commentaire

Laisser un commentaire