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Les chaises – présentation

LES CHAISES, d’Eugène Ionesco, mise en scène et scénographie d’Arlette Bonnard. Lumières Eric Fassa. Création sonore Thierry Fournier. Production AMBRE et Théâtre Paris-Villette. Créé le 7 janvier 2003 au Théâtre Paris-Villette. Reprise à Poitiers et Nancy en 2004. Avec Arlette Bonnard, Alain Enjary, Jean-François Maenner.

Maquette pour le Théâtre Paris-Villette

« Les trois questions fondamentales sont : « Qu’est-ce que ?… » (Qu’est-ce que cela qui est ?), « Pourquoi ? » et « Comment ? ».

On me dit que les adultes ont renoncé au « pourquoi ». C’est-à-dire au « pourquoi » fondamental. Ils disent que cela n’est plus une question à poser par un adulte, que c’est une question puérile. Le « qu’est-ce-que  » aussi, bien sûr, est associé au « pourquoi » dans le même manque de considération. Sans doute, parce qu’on ne peut pas donner une réponse. Mais on ne peut pas s’empêcher de se poser ces questions sans réponse, et si on se les pose, c’est justement parce qu’il n’y a pas de réponses possibles. S’il y avait eu une réponse ou des réponses, on ne se poserait plus la question.

Les hommes sérieux, ceux qu’on appelle les « adultes » se disent : « Bon, il en est ainsi, cela est donné, nous ne savons pas ce que c’est, arrangeons-nous avec ce qui est, arrangeons cela, arrangeons-nous entre nous. « Mais au nom de quoi s’arrangeraient-ils ? Et pourquoi s’arrangeraient-ils ? De quel droit ont-ils des critères ? D’ailleurs, ils n’arrangent rien. Cela se voit très bien. L’Histoire leur échappe. Ils veulent faire une chose, c’est autre chose qui se fait…

L’histoire du monde est faite par des gens qui se posent des questions fondamentales, mais répondent mal, ou alors refusent d’aller jusqu’au bout de la question sans réponse, le plus loin possible dans le pourquoi insoluble, et s’empêtrent dans le « comment »…

Il fut un temps, très ancien, où le monde semblait à l’homme tellement chargé de significations que l’on n’avait pas le temps de se poser des questions, tellement la manifestation était spectaculaire. Le monde entier était comme un théâtre où les éléments, les forêts, les océans et les rivières, les montagnes et les plaines, les buissons et chaque plante jouaient un rôle que l’on tentait de comprendre, que l’on tentait de s’expliquer, dont on donnait une explication. Mais les explications importaient moins : ce qui était essentiel, ce qui était satisfaisant, c’était l’évidence de la présence des dieux, c’était la plénitude, tout n’était que glorieuses épiphanies. Le monde était chargé de sens. L’Apparition était nourrie par l’esprit des dieux, de ce qu’on peut appeler des dieux, le monde était dense. A partir de quel moment les dieux se sont-ils retirés du monde, à partir de quel moment les images ont-elles perdu leur couleur ? A partir de quel moment le monde s’est-il vidé de substance, à partir de quel moment les signes n’ont-ils plus été des signes, à partir de quel moment il y a eu la rupture tragique, à partir de quel moment avons-nous été abandonnés à nous-mêmes, c’est-à-dire : à partir de quel moment les dieux n’ont-ils plus voulu donner le spectacle, à partir de quel moment n’ont-ils plus voulu de nous comme spectateurs, comme participants ? Nous avons été abandonnés à nous-mêmes, à notre solitude, à notre peur, et le problème est né. Qu’est-ce que ce monde ? Qui sommes-nous ?    Eugène Ionesco.

*

Ce que dit Ionesco ici, dans Présent passé passé présent, ressemble à ce que chante le mécréant Brassens rapportant, après Rabelais, la mort du Grand Pan (et de Bacchus, Noé, Vénus, Caron, etc.) : « Et l’un des derniers dieux, l’un des derniers suprêmes, / Ne doit plus se sentir tellement bien lui-même. / Un beau jour on va voir le Christ / Descendre du Calvaire en disant dans sa lippe : /  Merde ! Je ne joue plus pour tous ces pauvres types !  J’ai bien peur que la fin du monde soit bien triste. »

Dans la fameuse histoire des « Habits neufs de l’Empereur », seul l’enfant, dans la foule, peut s’écrier innocemment, objectivement « il est tout nu l’empereur ». En rapportant ce conte, venu d’un peu partout, Jankélévitch conclut « et il y eut un grand scandale ». Le costume de l’empereur était invisible, et pour cause, dans Les Chaises, c’est lui, l’empereur, qui est invisible. Et fut un temps où Ionesco provoqua le scandale ; pas un scandale prémédité, calculé, pervers, incendiaire, mais celui que fait éclater le simple regard d’un enfant, qui à la fois constate et qui est étonné. Il ne se prétend pas innocent, mais, en poète, il entretient autant que possible ce regard transparent, sans a priori, lumineux, à proprement parler « lucide », d’une lucidité immédiate, directe qui éclaire le monde ordinaire, nous le fait voir autrement que comme on le croyait, le pensait, le voulait : « C’est peut-être cela, dit-il, qui fait l’art et la littérature, une sorte d’étonnement, une sorte de regard très attentif aussi bien qu’émerveillé sur le monde. »

« Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant, il le faut amuser encor comme un enfant. » Là, c’est La Fontaine qui parle, dans une fable appelée Le pouvoir des fables. Les Chaises en sont une autre, à leur manière : une fable à la morale finale totalement incompréhensible. Ionesco ne fait pas de morale, ni de psychologie, ni de sociologie, il le clame à tout bout de champ. Quand il attaque quelque chose, la Bêtise par exemple, des moutons ou rhinocéros humains, c’est en tant que phénomène inhérent à notre destin, comme la Mort, la Souffrance ou le Vieillissement. Et s’il lève le poing, ou du moins la voix, c’est surtout en l’air, vers le ciel. Il est « métaphysique » ; comme Job sur son fumier, il proteste en « haut lieu », il attend une réponse, il appelle dans son coin… Dans son coin, mais pour tout le monde, puisqu’on pourrait chacun poser les mêmes questions, et peut-être, du coup, en chœur, semblables parce qu’uniques, solidaires parce que seuls, serait-on entendus, qui sait ? Bref, le reproche d’individualisme et noirceur, qu’on ferait à l’auteur des Chaises, semble, lui, reposer sur un malentendu !

Car ici tout peut s’inverser. À 94 et 95 ans, les héros de la fable, sont vieux comme le monde, qui, a-t-on dit, n’en finit pas d’en finir — sauf qu’on pourrait aussi bien dire qu’il recommence en permanence à commencer. Toujours est-il que le Vieux et la Vieille aux chaises sont doués d’une énergie telle qu’une fois de plus on s’émerveille de la vitalité déployée pour être mortel. Sont-ils retombés en enfance, ou ne l’ont-ils jamais quittée ? Sont-ils devenus gâteux, ou étaient-ils vieux de naissance ? Ils ne paient pas de mine, et pourtant ont l’air de ces ruines qui se dressent encore vers le ciel, témoins de notre enfance humaine. Alors : vieux débris bons pour la poubelle, ou vestiges précieux d’une sagesse ancienne aujourd’hui en morceaux éparpillés par terre, méconnaissable, dégradée, d’une harmonie première, effondrée, en désordre, usée ? En tout cas, comme dit la chanson, « ce n’est pas demain la veille, bon Dieu ! De leurs adieux. » Bien qu’ils les fassent devant nous et les chaises vides, avant de se jeter par la fenêtre dans une eau noire comme un égout, cela ressemble moins à un suicide qu’à une acceptation, et même à une célébration de la mort, et donc de la vie tant bien que mal accomplie ; un bonheur qu’on pourrait souhaiter à tout le monde. Qu’importe si la plénitude qu’ils éprouvent est illusoire, imaginaire, si rien n’existe de ce qu’ils croient ? Ce n’est pas Ionesco, bien sûr, qui méprise l’imagination. On peut bien s’inventer des interlocuteurs, des fantômes, des esprits, des dieux, et parler au ciel, vide ou non, si ça ne fait de mal à personne !

Comme dit un personnage de Bioy Casares : « Peut-être trouvais-je prétentieux de chagriner un être humain pour défendre la vérité, cette abstraction », nous n’aurons pas le cœur d’enlever leur bonheur à ces deux Vieux inoffensifs, ni de les rabaisser par excès d’ironie ou trop-plein de pitié, même s’ils sont les héros d’une « farce tragique », et nous les laisserons, maladroits, démunis, mais dignes, vigoureux devant la vie… Vie plutôt incompréhensible et mystérieuse, que désespérément absurde — autre malentendu sur ce théâtre-là, dont l’intention première est de faire table rase des réponses définitives, au profit des questions éternelles.

A. Bonnard
A. Enjary


Photo Fred Kihn

Les chaises – photos

Photos Fred Kihn

Les chaises – extraits de presse

La mise en scène de ces « Chaises » de Ionesco apparaît — au rebours de la tradition — d’une simplicité singulière. L’évocation du vieux couple et de ses fantasmes à la fois funèbres et pompeux s’accomplit dans un face à face où la vieillesse même cesse d’être sordide, pour devenir, si j’ose dire, naturelle. Rien n’est omis de l’horreur, mais une sorte de douceur émane des êtres.
C’est d’abord le travail d’Arlette Bonnard : on n’oublie pas comment après le geste si répété, mais si varié du transport des chaises, la femme dans sa logette aérienne, sur le portant côté jardin, par le ton, par le visage, par toute l ‘expressivité, ôte au carnaval funèbre son caractère irrémédiable. Les spectres convoqués ne tiennent pas en face d’un sourire, et la femme retourne à son profit la danse macabre des chaises. Dans le temps où la voix d’Alain Enjary convoque l’Empereur et sa cour, ces chaises même, au milieu de la sinistre fête du pouvoir, deviennent les briques du rêve.
Qu’en dirait Ionesco ? Il dirait : pourquoi pas ? Et nous aussi qui nous plaisons si fort à cette joie de l’imaginaire. Anne Ubersfeld.

L’éternelle musicalité d’un chef d’œuvre
Il en est parfois des œuvres comme d’une photo oubliée au fond d’un tiroir. On les retrouve un jour et tout un monde surgit à nouveau, frais même si le cliché a jauni, fort même si l’encre est d’époque. Les Chaises, « farce tragique » précisait Ionesco, est une pièce qui n’a jamais vraiment quitté la scène depuis sa création en avril 1952 (…)
Et voilà qu’en l’espace de quelques mois plusieurs productions nouvelles viennent nous rappeler à la profondeur de la fable. A son actualité. Un signe. Alain Timar, Patrick Henniquau, l’été dernier à Avignon, Laurent Pelly et aujourd’hui Arlette Bonnard et Alain Enjary.
Plus de vingt-cinq ans que ces deux-là travaillent ensemble. Inutile de dire que l’une des qualités les plus évidentes de leur mise en scène commune — sous le regard de Christine Tiana et Eric Fassa — tient à la complicité profonde, musicale, qui les unit. Sur le plateau du Paris-Villette, pas d’autre décor que des panneaux suspendus qui, par le jeu des lumières — Eric Fassa — donnent à l’espace quelque chose d’une église engloutie avec sa lampe unique — indiquée par Ionesco — qui remonte aux cintres à la fin. Rien ici que la lettre du texte, avec sa juste respiration, ses régimes changeants, et une manière vitale et franche de s’emparer des « personnages », de les prendre au sérieux de leur jeu, de leur imagination, de leurs angoisses, de leurs bonheurs, de leurs questions. Deux interprètes précis et totalement engagés, fins et déliés se plient à l’humour et aux humeurs sombres de cet Ionesco magistral ponctué des justes sons distillés par Thierry Fournier. A la fin, l’orateur de Jean-François Maenner, ravive l’étrangeté d’une conclusion suspendue.
Une grande pièce, on n’aura jamais fini d’en prendre la mesure, un chef-d’œuvre qui puise dans Pascal ses interrogations et dans le ciel étoilé ses craintes comme des apaisements. Armelle Héliot, LE FIGARO;

De même qu’il n’y a dans la Cantatrice chauve pas l’ombre d’une cantatrice — ni chauve ni velue —, jamais on ne connaîtra le message que le Vieux voulait délivrer au monde, l’Orateur qui le prononce après sa mort n’émettant que des sons inarticulés. Depuis sa création en 1952, la « farce tragique » de Ionesco a été souvent reprise. Cette version-ci a pour originalité d’être moins angoissée que de coutume. Peu importe si l’Orateur reste muet, semblent dire Arlette Bonnard et Alain Enjary, puisque le Vieux meurt heureux, croyant son devoir accompli. Un spectacle réjouissant, très tonique en fin de compte. Jacques Nerson, VALEURS ACTUELLES.

Dans « les Chaises » farce tragique, écrite par Eugène Ionesco en 1952, on retrouve les thèmes chers à l’auteur — l’ennui, la solitude et la mort — servis ici magistralement par la mise en scène implacable et sobre d’Arlette Bonnard et Alain Enjary. Cette création laisse toute sa place au comique qui naît de l’absurde et engendre le désespoir. LE PARISIEN.

L’absence, le vide, la prolifération
Arlette Bonnard et Alain Enjary ont la grâce légère des vieux complices et ce regard d’enfant si cher à Ionesco que seule la maturité permet de retrouver. Sur scène, perdus dans leur grand château, sur une île oubliée du monde, les voilà Sémiramis et Ma Crotte, respectivement 94 et 97 ans. Hôtes d’invisibles convives, ils sont réunis pour écouter l’ « Orateur », appelé à transmettre la philosophie du vieux qui ne le peut plus lui-même. Envahis petit à petit par les chaises de leurs invités, les deux vieux deviennent eux-mêmes de plus en plus transparents, quasi irréels, n’ayant que l’écho de leurs propres mots pour dire l’absurdité de leur condition. Ce « miroir de la conscience » comme le disait Ionesco, les conduira stoïquement au suicide.
« Les Chaises » reste une œuvre majeure sur l’absence, le vide et la prolifération. Une farce tragique — c’est le sous-titre de la pièce — de celui qui porta au plus haut point le comique chargé de questions métaphysiques. Et dont on se demande encore qui de Kafka ou de Beckett fut son véritable équivalent. C’est dans la langue que Ionesco traduit le mieux son questionnement permanent et étonné sur l’incompréhensible monde. Sans cesse et magnifiquement, il bute sur l’énigme vertigineuse du langage dans lequel l’Homme s’enlise, anéanti par la matière dont il ne peut arrêter la « massification ». Mot qu’il inventa pour prévenir la création des menaces dogmatiques et qui fait l’éloge de la singularité et non pas — comme on lui en fit parfois le reproche — de l’individualisme.
Arlette Bonnard et Alain Enjary en ont gardé cette lecture, interprétant avec tendresse ces vieux inoffensifs et leur bonheur imaginaire dans une mise en scène fluide, respectueuse et humble qui se défie des réponses définitives. Un joli moment qui, à défaut de radicalité, se fait partage du bonheur évident qu’ils ont à jouer. Et ce bonheur est contagieux. Anne Quentin, SCENES.

Partition d’encre et de silence
(…) Sur le plateau du Paris-Villette, avec ses arcades naturelles et quelques panneaux suspendus, on est dans une atmosphère d’église avec, suspendue bas, puis remontant aux cintres, la lampe fameuse. Accordés profondément, ces deux comédiens fins et sensibles suivent avec précision le texte du sombre poète aux intuitions lumineuses et c’est musicalement qu’ils apportent leur touche particulière à cette partition d’encre et de silence que clôt l’orateur étrange, Jean-François Maenner. Une très belle manière de retrouver la voix d’Eugène Ionesco, ses angoisses et ses espérances et de prendre la mesure de l’universalité et de l’éternité de son message littéraire et spirituel. Armelle Héliot, L’AVANT SCENE.

Les Chaises, pièce en plein dérangement. (…) Le culot de Ionesco laisse coi, sans compter cette aisance avec laquelle il tutoie l’absurde : c’est pourquoi il agace, c’est pourquoi on l’admire. Prenons la pièce les Chaises, écrite en 1952, et la tension croissante qu’elle inflige au spectateur, pris entre l’envie de savoir jusqu’où grimpera cette scandaleuse lucidité de l’auteur sur la sottise humaine, et le besoin que cela cesse assez vite, enfin : un regard comme ça, c’est pas humain !
(…) Arlette Bonnard et Alain Enjary, ici acteurs et metteurs en scène, ont suivi à la virgule près les didascalies de Ionesco. Cela se ressent à chaque mot prononcé, au fur et à mesure que les regards basculent vers la déraison. La fréquentation scrupuleuse du texte a peut-être généré l’empathie. Sur scène, rien ne laissait présager la cruauté. (…) Bientôt, l’agitation s’emparera des êtres, ils seront dingues, pathétiques, et bien plus, sur un mode très expressif. Une forme unique d’exagération : celle-ci happe l’esprit, effraie, et on y croit. Bientôt, les coups de sonnette se succéderont, tous plus retentissants. (…) Avec quel savoir-faire, alors, ce duo de comédiens parvient à nous faire entendre, endurer, le silence qui succède aux monologues insatiables, aux infatigables courbettes. Les petits vieux sont seuls, les silences innombrables. Parfois dos-à-dos, ces êtres s’adressent chacun à un autre invisible. Chacun empli, débordant d’hypocrisie puis de franche impudeur sur la famille, par exemple. Deux malades dispensant la cathartique phrase de Ionesco. Aude Brédy, L’HUMANITE.

V.J.- La dimension mystique, la réflexion métaphysique, sur la foi, la puissance évocatrice des mots, sur le rien, sur la solitude, sur l’abandon est puissante : on a affaire à du grand théâtre, c’est vrai, et mon esprit a vacillé pendant un temps, j’évoquais en moi-même Beckett – « Godot », etc… Ça raconte la solitude d’un couple de vieilles personnes, quelque chose qui me touche profondément. (…) Ils sont là, dans un décor qui fait penser un petit peu à un grand donjon ; on a l’impression qu’ils sont au pied d’une tour, d’un clocher d’église, il y a quelque chose de religieux dans la scénographie, qui exploite admirablement le vrai lieu, (…) et c’est magnifique : il y a une profondeur, comme ça, de ce décor, qui se fond admirablement avec le lieu réel et qui est tout à fait réussi. (…)
N.G.-C’est aussi ce qui est intéressant dans cette mise en scène : à aucun moment les metteurs en scène ne nous disent « ces vieillards sont fous, ils imaginent tout ». On peut vraiment comprendre la pièce en étant dans leur vision, en étant parfaitement convaincu que les notables, les militaires, l’empereur lui-même, se sont déplacés pour venir entendre le dernier message de ce concierge complètement ordinaire. On est pris dans le jeu, et il n’est pas du tout facile de trancher sur le caractère fantasmatique, ou pas, de ces personnages invisibles. C’est aussi une pièce sur le théâtre et la force de la parole…
V.J.-Les interprétations possibles sont foisonnantes ; ce message, il est délivré par l’orateur, mais il est absolument inaudible. Alors, est-ce nous qui ne comprenons pas un message essentiel, est-ce qu’il n’y a pas de message essentiel ? Il y a cette dimension-là. puis beaucoup de choses qui sont dites sur la famille, le rapport de couple, le deuil aussi. Et puis, je l’ai lu comme un spectacle sur la foi …Ils sont en train d’installer des chaises, qu’on reconnaît tous comme étant des chaises d’église, dont la paille éclaire énormément, puisque c’est la seule couleur un petit peu chaude de l’image, qui, en fait, se divise en du gris, du noir, et ce jaune chair ; la sonnerie de la porte d’entrée devient délirante par moment — l’ingénieur du son s’est vraiment amusé. Ils préparent une messe — c’est comme ça que je le vois — personne ne vient à la messe, mais eux, ils ont quand même la foi, ils y croient, ils croient au message, ils croient que les gens viennent, et Beckett est là, dans cette espèce de foi désespérée … Il y a vraiment quelque chose qui est dit sur la croyance, sur le rituel, sur ces derniers tenants d’une foi, dont on ne connaît ni le A, ni le Z — mais enfin, malgré tout, ils y croient, ils y croient ensemble … Est-ce que c’est un jeu qui se répète tous les soirs, est-ce que c’est ritualisé ? Certains diraient ça. Enfin, c’est tellement riche, l’esprit est tellement sollicité durant la pièce, par ce Ionesco démoniaque et franchement génial, que c’est un texte magique, dans le sens où il nous éveille, il éveille le spectateur, il éveille l’imaginaire, l’intelligence, l’acuité des spectateurs — c’est tellement rare : rien que pour ça il faudrait aller voir ce spectacle…
N.G.- Pour moi, ces deux personnages sont hantés par la foi de la parole ; on est frappé par le leitmotiv du vieil homme qui répète « je m’exprime difficilement, donc il y a l’orateur », alors qu’il est très en verve, il fait un discours magnifique, qui ne s’arrête pas, il est complètement pris par le flux de sa parole, de son imaginaire, et il revit … Il y a une transformation des personnages à partir du début, où le vieil homme est mélancolique, et flamboyant à la fin, où la femme, qui, elle, est très présente au début, s’efface absolument derrière les paroles du vieil homme. C’est une pièce très complexe. La pirouette finale n’est pas seulement non-sens, mais nous fait revoir toute la pièce, rajoute une énigme de plus à une série d’énigmes qui se tient parfaitement…
V.J.- J’ai énormément apprécié ce que fait Arlette Bonnard : elle joue dans une légèreté, dans une puérilité — elle est un peu dansante ; elle a une qualité que j’avais retrouvée chez Michel Bouquet : quand elle dit le texte, on sent qu’elle l’a complètement intériorisé, ça vient du plus profond d’elle-même, de son intelligence, de son âme, de son cœur, on le ressent très bien, parce qu’on le reçoit d’esprit à esprit ; c’est un truc très fort chez les grands comédiens ; elle est vraiment géniale.
N.G.- Moi, j’ai été convaincue par le deux. On va vous dire, vous enjoindre d’aller voir Les Chaises, de Ionesco— c’est un grand moment de théâtre — de découvrir cette mise en scène vraiment magistrale, un spectacle pas seulement sur la vieillesse et la mort, mais au contraire sur la vie, et sur la vitalité de la parole, la créativité de la parole. Naly Gérard, Valérie Judde, RADIO FREQUENCE PLURIELLE.