Les Piliers – présentation

Conception graphique Raphaële Enjary et Olivier Philipponneau


… Ainsi que le disait Antonioni à Mark Rothko :
« Mes films sont comme vos tableaux.
Ils ne parlent de rien, mais avec précision ».

Occuper la place du Roi, qui aurait disparu une bonne fois pour toutes… C’est ce qu’on a proposé à un homme ordinaire, qui était de passage, justement parce qu’il n’y tient pas et qu’il peut repartir du jour au lendemain. Si provisoire, transparente, inutile que soit sa présence, elle limite les tentations offertes à n’importe qui, ou quoi, d’usurper un pouvoir vacant. On lui en est reconnaissant, mais personne ne le retient, même pas les trois femmes, Hamma, Lia et Ella, si attentionnées, qui l’entourent, puisque l’unique raison qu’il ait de jouir de cette place, sa seule légitimité, est ce qui le pousse à la quitter et partir en quête de la sienne… Chaque jour, avec le Ministre, il écoute les rapports, requêtes et récits des diverses contrées du Royaume, de la bouche des Messagers, qui paraissent tous — ou toutes ? — étrangement semblables. Toujours prêt à reprendre sa route, bien qu’il en ignore le sens, ou qu’il ait oublié d’où elle venait, où elle menait, il a du moins choisi par où il s’en ira : une poterne discrète, où il se rend souvent et rencontre Iorel, préposé à la garde et l’entretien du lieu.

Partira-t-il ou non ? Toute l’histoire est là, émaillée de toutes les histoires arrivant par les Messagers, y compris celle qu’ils ne disent pas : la leur. Histoires dans l’histoire qui pourrait, à ce compte-là, ne jamais prendre fin. Où en est-elle ? Où en est-il ? Encore aux 1001 nuits, dont l’héroïne repousse autant qu’elle peut la fin ? Ou à Fin de partie dont les anti-héros subissent un vieux monde qui n’en finit pas de finir ? Où en est-on ?

Dans le temps suspendu par l’imagination, on est libre de faire toutes les hypothèses, et chacun peut chercher sa propre vérité, sans empiéter sur celle des autres, côte à côte avec eux, et même partager fraternellement des rêveries, des fantaisies, des utopies … Comme, par exemple, ici, le double paradoxe : a) d’offrir le pouvoir à quelqu’un qui ne le cherche pas, b) de ne pas s’accrocher à un pouvoir qui s’offre, ce qui semble, au plan des sciences humaines, un postulat non-euclidien. Ce genre d’irréalité, d’ailleurs, on l’a appris, peut fonder d’autres géométries, d’autres géographies du monde dans lequel on vit, mener à de vraies découvertes, du moins, au delà des apparences et du miroir, à d’aventureuses explorations. C’est ce qu’il y a de bien avec la science, les contes de fées et le théâtre…

Alain Enjary


Les Piliers, d’Alain Enjary, mise en scène et scénographie Arlette Bonnard, lumières Eric Fassa. Musique Christian Maire. Production AMBRE avec l’aide de l’ADAMI et le soutien de la Fondation Beaumarchais. Créé le 25 juin 2007 à La Générale (Paris). Reprise au Théâtre du Petit Saint-Martin (Paris), à partir du 3 septembre 2009. Avec Arlette Bonnard, Alain Enjary, Hervé Laudière, Denis Llorca, Cécile Thiéblemont, puis Odja Llorca, Danielle Van Bercheycke, Carine Yvart.


On est au centre du monde… Une forêt de larges piliers, ou de troncs d’arbres réguliers. Un espace « rempli », qui semble comporter ses propres coulisses, ouvert sur toutes les directions. Un espace où tout peut arriver. C’est là qu’arrivent les messagers apportant des nouvelles du monde. Et c’est là qu’arrive l’impensable : la disparition du Roi, la disparition du centre.
Mais dans « Les Piliers » il n’y a pas de drame. On remplace le Roi par quelqu’un qui ne veut pas du pouvoir, qui a même perdu le pouvoir sur sa propre vie. Autour de lui, chacun s’en accommode et trouve dans cette situation un regain d’innocence, une fraîcheur d’être qui abolit la convention et aiguise les esprits.

Les acteurs, par les tours et les détours de l’écriture labyrinthique des « Piliers », en suivant son flux, jouent, comme l’eau d’un ruisseau avec les obstacles qui lui permettent de rebondir et d’aller toujours de l’avant. Une écriture à la fois très construite, architecturée, et naturelle, orale. Une écriture musicale qui demande d’en découvrir la ligne la plus claire possible, et de la soutenir par une présence aiguë et un plein pied assumé. Une partition pour des acteurs, où l’ « épique » l’emporte sur le psychologique, qui réclame d’eux cette présence d’esprit et cette tranquillité, une dynamique sans tension, autant que possible un calme à faire partager, quelque chose qui tient peut-être du conseil de Zeami, le maître de Nô : mouvoir l’esprit aux dix dixièmes, mouvoir le corps aux sept dixièmes. Au cœur du travail l’écriture, l’acteur, et la relation au public, auquel il faut laisser sa plus grande part d’imaginaire, lui rendre familier ce qui est étrange — ou le contraire.

L’espace, comme un grand échiquier, les costumes juste un peu singuliers, « hors temps », les ombres et la lumière, la musique qui cherche et mêle sa voix parallèle, jusqu’à sa résolution finale, participent sans réalisme à l’évocation pourtant très concrète de ce royaume « orphelin », à la marge du nôtre, proche et lointain. Un lieu de fantaisie, un espace intérieur en son centre, ici, sur la scène, où, entre toutes les histoires apportées par les messagers — tentations d’aller voir ailleurs — se tisse l’aventure immobile, suspendue, comme une tragédie sans souffrances, de ce Lui — de l’Homme ? L’homme sans qualités, en amont du drame, ou sans mémoire, transparent jusqu’à ce que, naturellement et sans qu’on s’y attende, il se mette à rompre les règles du jeu, à dire Je, à parler à la première personne.

Arlette Bonnard

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