Archives mensuelles pour janvier 2011

Oui – présentation

OUI, d’Alain Enjary, par Arlette Bonnard. Collaboration artistique Alain Enjary et Danièle Gironès. Lumière Eric fassa. Construction Michel Tardif. Production AMBRE. Avec l’aide du Théâtre Paris-Villette. (Premières présentations « en chantier », collaboration artistique Christine Tiana, au Regard du Cygne, Paris, septembre 2008.) Du 24 janvier au 14 février 2011, au Passage vers les Étoiles, 75011 Paris.

affiche : Raphaële Enjary et Olivier Philipponneau

Le personnage principal de OUI est une femme. Principal, il l’est forcément puisqu’il est seul ! Mais OUI n’est pas un monologue, c’est la partie émergée ou audible d’une série de dialogues avec des partenaires invisibles. Qui sont-ils ? Sont-ils vivants, morts ?  Partagent-ils le même temps ? Le même espace ? Pour nous, spectateurs, ils ne sont présents que par les silences plus ou moins brefs dans le corps du texte, mais qui, loin de ralentir le récit, le relancent et le dynamisent, et le colorent, bien sûr, de chacune de ces autres présences imaginées. (Pour le spectateur, c’est aussi un jeu, une histoire en morceaux, le puzzle d’une vie à reconstituer).

Elle habite une demeure, un domaine trop grands pour elle, et pour qui ce soit, sans autre contrepartie que d’y être présente ; le propriétaire ne vient pas, semble avoir toujours autre chose à faire. Elle est là toute seule, reliée au reste du monde uniquement par les appels qu’elle reçoit, sans pouvoir en donner elle-même. Elle sait qu’elle ne sait pas ou qu’elle a oublié pourquoi. C’est étrange et réel, invraisemblable et vrai. (Que celui qui n’est pas un mystère pour lui-même lui jette la première réponse !)

Le temps se déroule, partagé entre ses occupations et les « visites » des absents ; les saisons se succèdent, le temps se montre fantasque ; arrivent quelques évènements surprenants, des perturbations inquiétantes, des intrusions…  Un monde qui s’émiette, qui va être absorbé ? Mais dans cette histoire qui mêle le fantastique au familier, le plus étrange est la confiance, l’utopique tranquillité avec lesquelles Elle, elle assume cette « présence », cette singularité, cette solitude, et accomplit, en toute conscience et innocence, ce périple qui la conduit on ne sait où, ailleurs… Sereine face au non sens, elle ne craint pas non plus de signifier quelque chose. Alors chacun, chacune, en liberté et en secret, peut se faire, de son aventure, une image accordée aux siennes, intimes ou collectives, ou les deux à la fois (par exemple à l’énigmatique réalité de notre solitude peuplée).

Arlette Bonnard  Alain Enjary

À l’entrée du « Passage vers les Étoiles »

Oui – photos

photos Raphaële Enjary et Olivier Philipponneau

Oui – préparation

Parler tout haut à des absents n’importe où et n’importe quand n’a plus rien d’étonnant. Mais Celle qui parle ainsi, dans OUI, n’a pas de fil, ni d’oreillette, de micro, de sonnerie ou de clavier, pas d’appareil. Cela aussi pourrait ne pas sembler étrange : comme ce qui progresse s’empresse d’être banal, on risquerait de conclure à un simple futur, où des greffes de puces, nano machines, etc.,trafics chimiques, génétiques, ou savoir quoi, amplifieraient nos émissions et nos réceptions cérébrales, boosteraient communications et circulations neuronales, on se croirait dans de la science-fiction — ce qui n’est pas le cas. Cela pourrait paraître normal, aussi, si on jugeait qu’Elle, elle n’était pas dans un état normal, qu’elle n’avait pas, ou plus, pour telle ou telle raison, ou faute de raison, le sens de la réalité — ce qui n’est pas juste.

Autant donc se passer de théories ou d’hypothèses du genre physique, psychologique, et tant qu’on y est, ne pas s’en remettre non plus à d’autres d’ordre métaphysique, philosophique, ni en bâtir de nouvelles de type féerique, fantastique — bref, ne pas se casser la tête !

Telle qu’elle est, cette femme répond aux appels qu’elle reçoit de gens qui ne sont pas là, c’est un postulat, à prendre tel quel, et tel qu’Elle le prend, simplement et concrètement. C’est étrange et réel, invraisemblable et vrai. On est bien assez grands pour s’offrir le luxe un moment de se passer d’explications ? Se permettre d’être étonnés en prenant les choses comme elles sont ? Comme Elle, avec une confiance, face à ce qui arrive, tout aussi surprenante, une utopique tranquillité devant ce qui est — car plus étrange encore que sa situation est son naturel à la vivre. Il n’y a plus qu’à l’écouter la raconter en bribes à ses correspondants absents, et nous, présents comme elle, à en faire aussi l’expérience.

Elle est là, dans une demeure, un domaine trop vaste pour elle, elle sait qu’elle ne sait pas ou qu’elle a oublié pourquoi, et elle n’en fait pas tout un plat ; le propriétaire ne vient pas, semble avoir toujours autre chose à faire ; elle reçoit des appels, sans pouvoir en donner ; pour elle, c’est naturel, y compris les questions que ça pose, et même l’angoisse qu’à la fin, peut-être, ça suppose.  Que celui qui n’est pas un mystère pour lui-même lui jette la première réponse …

Quant à parler à des absents, qui sait si sous les habitudes  contemporaines téléphoniques, informatiques, les prosaïques addictions technologiques au virtuel, il n’y aurait pas des secrets élémentaires et surprenants ? Par exemple, l’ancien et poétique instinct d’aimer loin pour mieux désirer, par-delà l’espace et le temps, la tragique soif d’un ailleurs, l’antique aspiration à l’Autre, à l’inconnu, au vraiment autre, l’éternelle panique, en même temps, de vivre une pareille différence, ce qui pourtant, peut-être, rendrait chacun, chacune enfin entier, inaliénable, insaisissable, irremplaçable, solidaire parce que solitaire ? Ou encore, justement, l’énigmatique réalité de notre solitude peuplée ?

Alain Enjary

maquette

Oui – presse

Oui, d’Alain Enjary

« Creuser la parole pour y mettre du silence » : drôle de programme pour un auteur dramatique. Eh bien, c’est celui d’Alain Enjary. Et cela donne ces pièces étranges que nous avons tant aimées. Des pièces en forme de quêtes (la trilogie : Lila, Le château dans les Entrepôts, Nord-Est), d’énigmes (Le recueil des petites heures), de devinettes (Animaux suivis d’Autres animaux) ou, comme ici, de puzzle.
Oui
(quel beau titre !) se présente comme un one woman show, puisqu’il n’y a en scène qu’une seule comédienne : la grande, la magique Arlette Bonnard, complice depuis trente-cinq ans d’Alain Enjary et metteuse en scène de toutes ses pièces. Et pourtant non : Oui n’est pas un one woman show.
Je ne suis pas là, sur un piédestal, pour qu’on m’admire, dit Arlette Bonnard. On est simplement ensemble pour partager quelque chose.

Ensemble, c’est à dire : Elle (Arlette Bonnard) ; ses interlocuteurs invisibles et pour nous muets puisque toute le pièce n’est qu’une suite de conversations téléphoniques ; et nous.

On est un peu comme dans l’autobus, quand on écoute son voisin scotché à son portable et qu’on imagine à travers ses réponses ce que l’autre a pu lui dire. À cela près que dans l’autobus nous sommes des intrus qui nous distrayons comme nous pouvons du sans-gêne de notre voisin. Alors qu’ici, nous sommes parties prenantes de la pièce, partenaires d’Arlette Bonnard et coauteurs avec Alain Enjary.

Sans nous, Oui n’existerait pas. Car c’est nous qui allons lui donner un sens. Et même peut-être autant de sens qu’il y a de spectateurs, car chacun réagit selon ce qu’Enjary appelle son « expérience », c’est-à-dire son dosage personnel « d’émotion et d ‘intelligence ».

Mais écoutez plutôt. C’est le début de la pièce. La scène est plongée dans le noir. On entend la voix d’une femme :
Oui ? (…) Je vous en prie. (…) Pardon ? (…) Je suis toujours là. (…) Non. (…) Rien. (…) Du tout. (…) Il faut croire. (…) Ça peut arriver. (…) Si. (…) Vous ne pouviez pas savoir. (…) Je m’endors de bonne heure. (…) Pas d’importance. (…) C’est sûr. (…) De rien. (…)À vous aussi.

Deux autres fois dans la nuit, Elle sera réveillée par le même correspondant. Un inconnu qui a trouvé par hasard son numéro, mais ne parvient pas à se souvenir ni de son nom, ni de sa voix, ni de son visage. Elle non plus ne se souvient pas de lui.

Le jour se lève, la scène s’éclaire. En guise de décor : six caisses blanches posées les unes contre les autres et formant un rectangle. Ces caisses, tout au long du spectacle, Elle va les déplacer. Soigneusement. Un peu comme on bouge une pièce d’un jeu d’échecs, ou comme on place un morceau dans un puzzle. Et toujours, Elle cherchera à retrouver une certaine symétrie.

« Oui ? » Sur son téléphone invisible et silencieux, Elle répond à un nouvel appel. À ses paroles on comprend qu’il émane du propriétaire de la maison et du domaine où elle vit seule. Mais qu’est-ce qu’elle fait là ?

Bonne question, mais à laquelle elle-même ne pourrait pas répondre si elle se la posait. D’ailleurs elle ne se la pose pas. Ou, plus exactement, elle refuse de se la poser puisqu’elle sait qu’elle ne pourra pas y répondre. Elle est là parce que le propriétaire le lui a demandé. Ils ont, dit-elle, conclu un « accord tacite ». Pour entretenir le domaine ? Sûrement pas : il est si vaste qu’elle n’en a pas encore trouvé les limites. Alors, elle en serait la gardienne, comme le lui dit sa mère ? Ça la fait rire. Elle se voit plutôt comme une « présence ».

Peu à peu, au fil de ses conversations avec quatre correspondants — l’inconnu, sa mère, sa fille (en tout cas, quelqu’un de plus jeune qu’elle et très proche) et le propriétaire —, on en apprend davantage. Sur le domaine, la beauté du paysage, des arbres, de la neige. Sur la maison, si grande elle aussi ; Elle s’est installée dans deux, trois, puis quatre pièces. Dans l’une il y avait un piano. Elle essaie d’apprendre à en jouer. Dans cette maison, il y a beaucoup de choses, mais aucun miroir… Ce qui nous frappe en Elle, c’est sa disponibilité. Cette façon tranquille d’accepter l’imprévu et les contretemps : les visites tant espérées du propriétaire qui sont toujours remises. Elle est sans amertume, mais sans résignation. Elle est courageuse, combative et pourtant sereine. Elle a une qualité rare : la dignité.

Pour Alain Enjary, ce personnage ne pouvait être qu’une femme.
Elle est là dans une demeure, un domaine trop vaste pour elle, elle sait qu’elle ne sait pas ou qu’elle a oublié pourquoi, et elle n’en fait pas tout un plat ; le propriétaire ne vient pas, semble avoir toujours quelque chose à faire ; elle reçoit des appels, sans pouvoir en donner ; pour elle, c’est naturel, y compris les questions que ça pose, et même l’angoisse qu’à la fin, peut-être, ça suppose. Que celui qui n’est pas un mystère pour lui-même lui jette la première réponse…

Petite phrase ironique et vacharde envers celui qui aurait l’outrecuidance de savoir ce qu’il fait là, sur la terre, de se croire sans doute nécessaire, bref, de ne pas se ressentir comme une énigme. Car écoutez encore Alain Enjary :
Oui est une métaphore très limpide de la vie. Nous sommes pris dans un univers trop grand pour nous. Mais si on pouvait se dire qu’on est soi-même une énigme, on serait plus intéressé par soi-même et par la vie, on ne classerait pas les gens avec des étiquettes et on ne les écraserait pas. Si on cessait à la fois d’être arrogant et de se dévaluer soi-même, on serait plus digne et plus humble, donc plus fraternel. Car c’est peut-être parce qu’on se déteste qu’on déteste les autres.

On pense, bien sûr, à Samuel Beckett (En attendant Godot), mais aussi à Jung qui rappelait que dans les Évangiles il n’est pas dit : « Restez des enfants », mais « Devenez comme des enfants ». Et cette histoire bouddhique que raconte souvent Enjary :
Pour l’ignorant, la montagne est la montagne ; pour l’homme plus évolué, la montagne n’est plus la montagne ; mais pour celui qui est encore plus évolué, la montagne est à nouveau la montagne.

Et pour nous, c’est quoi, Oui ? Comme toujours des pièces d’Alain Enjary tant de lectures sont possibles : polars, aventures, science-fiction, quête métaphysique. Selon les soirs et selon notre humeur, selon peut-être la personne qui nous accompagne, nous en choisirons une. Car ce spectacle, on a envie de le revoir ; pour expérimenter d’autres pistes. Pour le lire autrement. Et sans jamais qu’aucune de ces lectures n’exclue celles des autres.

Oui, ou l’apprentissage de la tolérance.

Claude-Marie Trémois. Esprit

Alain Enjary est l’auteur de ce texte singulier, qui sollicite vivement l’imaginaire des spectateurs. Arlette Bonnard en est l’interprète. Il ne s’agit pas pour autant d’un monologue, puisque le personnage qu’elle incarne va recevoir plusieurs coups de téléphone, dont la teneur nous est, ou non, suggérée. Et c’est bien ainsi, cela donne au texte d’Alain Enjary tout son mystère et son étrangeté. On comprend assez rapidement que cette femme occupe une grande maison, probablement isolée, durant l’absence de ses propriétaires et qu’elle ne peut que recevoir des appels… Ce qui captive également, c’est celle qui parle, c’est Arlette Bonnard, juvénile, solaire. Elle a ce charme et cette élégance sans faille, qui m’évoquent toujours une comédienne comme Madeleine Renaud.

Anne Calmat. Ac’heure sur Fréquence Paris Plurielle

« Oui, je vous en prie, oui… c’est de nouveau moi… merci… de rien… peu importe… »
« Oui, je suis là, je réfléchis… votre nom… le mien… »  « Tu as coupé ?… tu es là ! » « Oui, je vous en prie… »
Une voix, mais d’abord une voie humaine. Et  une femme, fille d’un domaine terrestre chéri, probablement frère de cette Cerisaie tchékhovienne que, yeux écarquillés et voix tendre elle évoque parce qu’elle y vit aussi.
« Oui ? non ! qui est là ? ne dites rien ! »
La comédienne, silhouette juvénile, a pour partenaires six coffres très blancs, rectangulaires, dominos qu’elle tire, empile, entasse dans un ordre ou désordre quasi-métaphysiques et  qu’elle investit. Elle y grimpe, s’y juche pour en redescendre et les déménager à nouveau.
« Ou-i ? »
L’écriture de ce texte surréaliste est riche avec de vrais jeux de mots sensuels  évoquant des choses de la terre si aimables, telles des « pommes dans la paume ».
La voix tendre aux inflexions mutines est celle d’une très jeune fille vaguement inquiète, mais facilement émerveillable. Elle a des demi-sourires étonnés.
« Oui ?… ah ! tu es là ? »
Séquence après séquence, toutes ponctuées par de légères déclinaisons des lumières, elle ouvre et ferme ses coffres l’un après l’autre – cela devient un rituel -  en sort des paires de bottes ou de chaussures qu’elle enfile, ou une écharpe anodine qu’elle enroule autour du cou et encore un court imperméable très vert à l’allure quasi-militaire dont elle se revêt pour le renvoyer lui aussi au coffre. Ce coffre refermé « plus riche que n’importe quel coffre ouvert » selon Gaston Bachelard ( Poétique de l’espace ).
Après avoir posé ses vingt-quatre questions à elle, puisque c’est ainsi qu’elle définit et résume le texte d’Enjary, la re-voilà dans ce noir dont sa voix avait mis un joli temps à émerger au tout début. Et nous sommes prêts à l’imiter et ne plus jamais répondre que « oui », pensant à elle, quand le téléphone, cette bonne invention, va inévitablement sonner chez nous et qu’une personne que nous aimons…

Marie Orsini. Blog

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( … il y aura toujours plus de choses dans un coffret fermé que dans un coffret ouvert.Toujours, imaginer sera plus grand que vivre. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace. )