Six personnages en quête d’auteur – présentation

Conception graphique Loïc Loeiz Hamon

SIX PERSONNAGES EN QUETE D’AUTEUR, de Pirandello. Version française Arlette Bonnard et Alain Enjary. Mise en scène et scénographie Arlette Bonnard. Décor et costumes Loïc Loeiz Hamon. Lumières Eric Fassa. Production Centre Dramatique de La Courneuve. Collaboration artistique AMBRE. Création le 8 janvier 1997. Centre Culturel Jean Houdremont, La Courneuve.  Avec Marc Allgeyer, Arlette Bonnard, Dominique Brodin, Jeanne David, Alain Enjary, Damiène Giraud, Maria Gomez, Hélène Jupin, Christian L’Habitant, Stephanie Liesenfeld, Jean-Philippe Lo Crasto, Jean-François Maenner, Jean-Luc Mathevet, Jean-Pierre Rouvellat, et les enfants Léonie Bourlon, Ludovic Delangle, Nicolas Duchesne, Bilitis L’Habitant.

Depuis bien des années (mais c’est comme si c’était depuis hier), au service de mon art est une petite servante à l’esprit très éveillé, et néanmoins toujours neuve dans le métier.
Elle s’appelle Imagination…

Et bien, ma petite servante Imagination a eu, il y a pas mal d’années, la méchante inspiration — ou le malencontreux caprice — d’amener chez moi une famille complète, pêchée je ne sais où ni comment mais dont, selon ce qu’elle croyait, j’allais pouvoir tirer le sujet d’un magnifique roman.

Quel auteur pourra jamais dire comment et pourquoi un personnage est né dans son imagination? Le mystère de la création artistique est le mystère même de la naissance naturelle.

Je puis dire seulement que, sans avoir connaissance de les avoir cherchés si peu que ce soit, j’ai trouvé devant moi, si vivants que j’aurais pu les toucher, si vivants que j’aurais même pu entendre leur respiration, ces six personnages qu’on voit maintenant sur la scène. Et ils attendaient là, présents, chacun avec son tourment secret et tous unis par l’origine et l’embrouillamini de leurs aventures réciproques, que je les fasse entrer dans le monde de l’art, en composant avec leurs personnages, leurs passions et leurs histoires un roman, un drame ou au moins une nouvelle.
Nés vivants, ils voulaient vivre.
Or, il faut savoir qu’il ne m’a jamais suffi, à moi, de représenter une figure d’homme ou de femme quelque spéciale et caractéristique qu’elle fût, pour le seul plaisir de la représenter; de raconter une histoire particulière, gaie ou triste, pour le seul plaisir de la raconter; de décrire un paysage pour le seul plaisir de le décrire.
Il y a des écrivains (et ils sont nombreux) qui éprouvent ce plaisir et, ainsi comblés, ne cherchent rien d’autre.
Mais il y en a d’autres qui, en sus de ce plaisir, ressentent un besoin spirituel plus profond, en raison duquel ils n’admettent pas de figures, d’histoires, de paysages qui ne soient pas imprégnés, pour ainsi dire, d’un sens particulier de la vie et n’acquièrent pas par là une valeur universelle.
Pour moi, j’ai le malheur de faire partie de ces derniers.
Je déteste l’art symbolique, dans lequel la représentation perd toute évolution spontanée et devient mécanique, allégorie (…) faite pour la démonstration d’une vérité morale quelconque. Le besoin spirituel dont je parle ne peut s’en satisfaire (…). Un tel symbolisme part d’une idée; plus précisément, il est une idée qui se fait, ou cherche à se faire image; le besoin spirituel que j’ai évoqué cherche, au contraire, dans l’image, qui doit rester vivante et libre dans toute son expression, une signification qui lui donne une valeur.
Eh bien, j’avais beau chercher, je n’arrivais pas à découvrir cette signification chez ces six personnages. Et par suite, j’estimais qu’il ne valait pas la peine de les faire vivre.
Je pensais en moi-même: « J’ai déjà tellement affligé mes lecteurs avec des centaines et des centaines de nouvelles: pourquoi devrais-je les affliger encore avec le récit des tristes aventures de ces malheureux? »
Et, en pensant ainsi, je les éloignais de moi. Ou plutôt, je faisais mon possible pour les éloigner.
Mais on ne donne pas en vain la vie à un personnage.

Ils continuaient à vivre pour leur propre compte; ils choisissaient certains moments de ma journée pour reparaître en face de moi dans la solitude de mon bureau…

J’en ai eu, à un certain moment, une véritable obsession. Jusqu’à ce que, tout d’un coup, me traversât l’esprit la façon d’en sortir.
« Mais pourquoi, me dis-je, est-ce que je ne représente pas ce cas tout à fait nouveau d’un auteur qui se refuse à faire vivre certains de ses personnages, nés vivants dans son imagination, et le cas de ces personnages qui, ayant désormais la vie infuse en eux, ne se résignent pas à rester exclus du monde de l’art? (…) Laissons-les aller où vont habituellement, pour vivre, les personnages dramatiques: sur une scène de théâtre. Et voyons ce qu’il en résultera. »
C’est ce que j’ai fait.

Et voici que ce sens universel cherché en vain auparavant chez ces six personnages, eux, maintenant, montés spontanément sur la scène, ils réussissent à le trouver en eux dans l’excitation de la lutte désespérée que chacun mène contre l’autre, et qu’ils mènent tous contre le chef de la troupe et les acteurs qui ne les comprennent pas.
Sans le vouloir, sans le savoir, dans la bousculade de son âme surexcitée, chacun d’eux, pour se défendre des accusations de l’autre, exprime comme étant la passion et le tourment qu’il vit ce qui a fait pendant tant d’années le bourrèlement de mon esprit: la duperie de la compréhension réciproque, irrémédiablement fondée sur l’abstraction vide des mots; la personnalité multiple de chacun, selon toutes les possibilités d’être qui se trouvent en chacun de nous; et enfin le tragique conflit immanent entre la vie, qui est en continuel mouvement et changement, et la forme qui la fixe, immuable.
Luigi Pirandello (traduction Robert Perroud).


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