Formes brèves – Entre trois et quatre

ENTRE TROIS ET QUATRE“, une autre  des pièces du “Recueil des petites heures“, a eu une série de représentations  en appartements, dans le 19ème arrondissement de Paris, organisée par le Théâtre Paris-Villette.

« Entre trois et quatre » est la quatrième des cinq histoires du « Recueil des petites heures » représentées intégralement, il y a quelques mois, au Théâtre Paris-Vilette (ainsi qu’à La Courneuve et à Blois). Conçues pour être jouées ensemble, un peu dans l’esprit d’une suite musicale, les cinq pièces sont toutefois indépendantes les unes des autres.

« Entre trois et quatre », par sa situation particulière et sa thématique s’adapte tout à fait, semble-t-il, à la proposition de théâtre en appartement. En pleine nuit, après une fête, un homme et une femme entrent chez celle-ci. Et tout de suite une sorte de léger dérapage les rend comme étrangers à eux-mêmes, ou en fait du moins des témoins de l’histoire d’amour qu’ils viennent de nouer. « … On dirait qu’on cherche à creuser, à se représenter les choses, les soupeser, comme si elles ne suffisaient pas, aux yeux de qui, de nous, ou si dans cette pièce, où nous sommes isolés de tout, on nous attendait, justement, des témoins, je ne sais pas, des juges, des espions ?… — Des spectateurs. — Quelle horreur ! » La suite sera drôle, le dénouement inattendu.

L’appartement qui nous accueille garde sa réalité, on ne recrée, au besoin, que l’amorce du corridor, lieu neutre par excellence, lieu de passage, seuil, qui, là, joue un rôle essentiel.

Les spectateurs, les vrais, si présents et si proches ici, appréhendés mais ignorés par les personnages, font sans doute partie des êtres — des fantômes ? — que la mémoire et la conscience font naître aux heures les plus tardives — et aux premières — silencieuses, solitaires, où les lueurs du jour se font attendre encore, où, comme dit l’Autre, la personne étrangère qui soudain vient passer le seuil et rejoindre le couple « presque les bêtes de la nuit ont déjà le sommeil aussi ; les esprits, ils voyagent, où ça ? »

Formes brèves – Bestiaire

BESTIAIRE“. A l’occasion d’une des tournées “Sans chapiteau” organisée par le Centre Dramatique Poitou-Charentes, AMBRE a réalisé un spectacle d’ouverture des différents lieux, produit par le Centre : un “Bestiaire” avec des textes de Prévert, Jammes, Melville, Renard, Grimm, Baudelaire, Vialatte, Daudet, Hugo, Michaux, Andersen, Caroll, Trenet, La Fontaine, Chrétien de Troyes, Bach, Kafka, Leopardi.


Sous la halle de Cozes (Charente Maritime)

Esprits – présentation

Photo Pierre Ruaud

ESPRITS, d’Alain Enjary, mise en scène  et scénographie d’Arlette Bonnard. Lumières Eric Fassa. Production AMBRE, Théâtre Paris-Villette, Aide à l’écriture (Ministère de la Culture), Aide de la Ville de Paris, avec le soutien de l’ADAMI et de la Fondation Beaumarchais.  Créé le 24 septembre 2001 au Théâtre Paris-Villette. Avec Arlette Bonnard, Alain Enjary, Stéphanie Liesenfeld, Carine Yvart, Aymeri Suarez-Pazos.


Le projet d’Esprits est dans la ligne du travail que nous poursuivons depuis un certain nombre d’années. Nous continuons à chercher les expressions contemporaines que pourraient emprunter le mythe, les archétypes, l’inconscient collectif, et comment formuler ici et maintenant les sempiternelles interrogations sur l’existence humaine, dont la caractéristique principale est sans doute de les poser. Pour traiter ces matières, premières et universelles, et évoquer ce mystère aussi banal que fondamental, nous avons toujours pris le parti de la plus grande simplicité possible, et même de la légèreté.
Un autre principe qui caractérise quelques unes de nos précédentes réalisations, en particulier les deux plus récentes, tente d’associer forme courte et longue durée : des pièces relativement brèves, ou des séquences, indépendantes sont liées “organiquement” à un ensemble qui compose, pour qui le désire, un spectacle plus ou moins long. C’est, d’une certaine façon, le principe du recueil de contes, nouvelles, poèmes, etc., ou encore de la saga, ou des trilogies, tétralogies, etc. Cela correspond à un désir de travailler (et pas seulement formellement) sur ce paradoxe, entre autres, qui nous semble essentiel, de la cohérence (le fini, la stabilité, le permanent) et de l’ouverture (l’inachevé, l’insaisissable, le mouvement). Nous aimerions pouvoir ajouter plus tard à Esprits une seconde création, ou volet, intitulé Autres esprits. On saisira facilement le lien logique et ludique qui les ferait succéder eux-mêmes à Animaux, suivis d’Autres animaux. Tout en prenant des formes et des sujets différents, le projet se rattache au précédent sur le plan du fond : tâcher de nuancer, si possible et avec légèreté, une vision du monde par trop anthropocentrique, pour ne pas dire égocentrique, et par l’utopique présence — à égalité d’existence avec nous, à côté de nous — d’êtres étrangers à nous, nous soulager un instant du poids de se sentir au sommet de l’évolution, et au nombril du monde…

Comme nous sommes partis du postulat que les animaux parlaient (avec toute l’innocence dont nous ne disposons pas), en tâchant d’éviter, entre autres choses, la pure et simple comédie humaine en costumes de bêtes, telle qu’on le trouve dans la fable et dans sa morale, de même nous nous proposons de développer l’hypothèse d’une autonomie des esprits, en essayant d’échapper au piège d’un quelconque jugement philosophique, métaphysique ou autre.
Par contre nous tâcherons d’explorer de façon poétique, fantaisiste, et “comme si c’était vrai”, un certain nombre de possibilités offertes par les traditions collectives ou les rêveries personnelles : qu’est-ce qui présiderait à l’”incarnation” d’êtres abstraits ? Comment passeraient-ils de l’inexistence à l’existence ? La simple image d’une personne restée dans le souvenir telle que dans le passé n’est-elle pas déjà un revenant ? Celui qu’on a été soi-même ne continue-t-il pas à nous hanter, parfois ? Combien d’autres fantômes y a-t-il, attachés à des lieux, évoqués par une musique, confondus avec un parfum, évanouis aussi vite ? Et s’il y avait autour de nous d’invisibles gardiens, de pervers conseillers, d’incompréhensibles présences, des génies ignorés ? Ou encore « objets inanimés avez-vous donc une âme », ou un esprit — avec qui nous pourrions dialoguer par moments ? Avec qui parlons-nous lorsque nous parlons seul ? Et si à l’intérieur de nous on reconnaissait un instant quelqu’un d’autre d’étrange, ne serait-ce pas déjà une façon de saluer l’Autre, l’étranger qui est au dehors ? Et les anciennes fées, les nouvelles créatures “clonesques” et virtuelles ? Et le personnage de théâtre, entité dans un corps d’acteur ?

D’Eschyle à Beckett, et du Nô à Shakespeare, des contes de partout aux chansons de Brassens, de Vampyr à Madame Muir, et au delà — c’est le cas de le dire ! — toute une littérature sinon orale du moins écrite pour être dite, chantée, jouée, est peuplée d’esprits. Il s’agit de créer des variations contemporaines sur ce thème, un peu comme en musique, mais dans une forme, bien sûr, entièrement théâtrale, avec cinq acteurs, pour tenter, sans effets, sans prestidigitation, sans jonglage formel, sans acrobaties esthétiques, de faire comme s’il allait de soi qu’au bord du quotidien était le fantastique, sous l’habitude l’aventure, au cœur du familier, le mystère.

Alain Enjary

N. B. Si ces notes d’intentions, rédigées « en amont » des répétitions, mais aussi de l’écriture elle-même, restent tout à fait valables sur le plan général, le travail pratique a ensuite imposé ses propres voies. Fidèles à l’esprit, aux esprits, aux utopies d’origine, non seulement le spectacle, mais aussi la pièce, la partition, ont pris une direction particulière qui échappait aux prévisions… À celle, surtout d’une similitude de construction avec Animaux, suivis d’Autres animaux, dont  les éléments liés, en effet, de façon non causale, mais plutôt organique, musicale, créaient une unité ouverte, pouvant se développer naturellement, en quelque sorte, à l’infini. La structure et le thème d’Esprits permettaient aussi la multiplication d’éléments séparés, de tiroirs à ouvrir, de variations indépendantes, mais dans le cadre d’une situation unique, qui s’était imposée et développée dans l’écriture. Une bande d’esprits curieux, cherchant à s’évader dans la vie matérielle, vient s’incarner momentanément dans un lieu de passage, une sorte de sas, puis abandonne ces corps provisoires, pour passer dans la réalité, d’où ils reviennent quelques minutes plus tard, après avoir vécu, chacun de leur côté, une vie entière dans un vrai corps. Ils se font part légèrement de leur expérience respective, avant de rejoindre à nouveau le silence des esprits, en quittant ce sas et les espèces de scaphandres, qui étaient pour nous le théâtre et les corps d’acteurs. Donc la somme d’histoires ne crée pas ici l’unité. Mais c’est, au contraire, la fiction unique qui permet l’existence d’histoires dans l’histoire. Sans entrer dans les détails, c’est, entre autres choses, ce qui n’a pas favorisé l’opportunité de faire suivre Esprits, d’Autres esprits… A. E.


La scénographie d’”Esprits” prend appui sur l’espace tel que la grande salle du théâtre Paris-Villette le propose, avec ses arcades, sa galerie suspendue, la hauteur de ses cintres.
Bien qu’il ne soit pas neutre — il évoque bien sûr le passé, mais un passé relativement flou, sans références évidentes — ce lieu reste très mystérieux. Ses voûtes et ses piliers massifs délimitent à l’arrière des zones d’ombre un peu inquiétantes et s’ouvrent à l’avant sur l’espace du plateau, qui communique, par un vaste proscenium, avec la pente douce des gradins.

Sur cette place ouverte, à ce carrefour, les “esprits” vont se manifester. Si le « décor » autour s’estompe, le sol qu’ils foulent et sur lequel ils se rassemblent est très reconnaissable : un grand tapis de vrai gazon, dont on n’aperçoit pas la fin, de l’herbe véritable et fraîche, dont on perçoit même l’odeur dans la salle. De la nature dans l’architecture, de la nature intérieure, pour évoquer, même sans asphodèles, les prairies claires ou sombres, en tout cas sensuelles, qu’aiment hanter, on le sait ou on le suppose, ceux qui ne sont plus, ou pas encore vivants, ou qui le sont autrement que nous.
On est entré peut-être dans une sorte d’envers du monde, ou d’espace contigu, à côté du nôtre ; mais si on réussit à y accéder, ce sera par le canal du “familier”. Et c’est là que se situe la tâche difficile des acteurs qui consistera à rendre ce monde des esprits crédible, proche et amical, naturel (en tout cas plus naturel que ce que l’on croit ordinairement être le naturel).

Habillés de vêtements simples et légers, (les esprits empruntent pour se manifester leurs corps et leurs vêtements) probablement de coloris clairs, ils portent sur eux juste ce qu’il faut pour se protéger, sans être engoncés ni “déguisés”, mais ils peuvent, au gré de leurs pérégrinations, avoir besoin d’éléments supplémentaires, peut-être des vestes, des manteaux, des écharpes ou autres accessoires.
Rien ne doit être fracassant, ou démonstratif, ni dans l’écriture, ni dans le jeu, ni dans l’image. On est amené à “apprivoiser”, peut-être bien à cause de la thématique elle-même des esprits, et suite à l’expérience d’Animaux, suivis d’Autres animaux, une nouvelle voie de travail, moins pour faire de l’esprit, que tâcher de capter quelque chose qui allège, quelque chose qui soulage, on ne sait quoi, presque rien justement, quelque chose comme un esprit …

Arlette Bonnard

Esprits – photos

Photos Pierre Ruaud

Esprits – extraits de presse

Esprits : la confirmation d’un auteur français.
La nouvelle pièce d’Alain Enjary, Esprits, fait des entrechats sur le sol de nos réalités.(…) Esprits, mis en scène par Arlette Bonnard, met en scène des âmes qui osent à peine entrer dans le monde réel et finissent par aller y voir en se posant des questions philosophiques qui déclenchent le rire. C’est à l’image de l’âme, profond et léger comme l’air. Gilles Costaz, POLITIS.

Dans la nuit du théâtre, des voix s’élèvent. Persistantes, inquiétantes. Des voix d’hommes et de femmes qui s’interpellent étrangement : est-il raisonnable de s’immiscer dans ce tunnel, ce trou noir ?
Surpris et dérouté, le spectateur s’interroge à son tour jusqu’à ce que la lumière envahisse progressivement l’espace scénique. Ils sont cinq, deux hommes et trois femmes, à avoir réalisé avec succès leur énigmatique traversée. À défaut de leur corps, leur esprit au moins est là. D’où s’en reviennent-ils ? Du royaume des morts, d’une autre planète, d’un autre monde…
Alain Enjary, l’auteur de ces surprenants « Esprits », est un familier de l’incongru et de l’étrangeté. Les saisons précédentes, par deux fois déjà au théâtre Paris-Villette, il avait conquis le public avec ses « Animaux » et « Animaux suivis d’autres animaux » qui distillaient sous couvert de bêtes à poils ou plumages les menus travers ou qualités de la gent humaine. Désormais libéré des contraintes corporelles il nous emmène dans le monde du supposé « pur esprit » sans pour autant verser dans l’évanescence. Du rêve à la réalité, du souvenir au cauchemar, des occasions manquées à la promesse d’autres possibles, à tour de rôle ou dans une cacophonie superbement orchestrée par la metteur en scène Arlette Bonnard, les personnages partagent, entre eux, quelques parcelles de vie et de vérité. Sur le plateau, recouvert d’un gazon naturel, herbe tendre où se repose la tendresse du monde, lit de mort ou couche d’amour, au gré des dialogues et d’un souvenir à l’autre ils deviennent passeurs de mémoire. De leur propre existence ou de celle de leur partenaire. Tels les griots du temps d’antan, celui d’avant, celui des mages et des fées, des sorciers et sorcières… Une tentative d’exploration poétique mais non point désincarnée de ces continents intimes où l’absence de l’autre se fait présence à l’évocation d’une image, d’un parfum, d’une musique : et si nos rêves devenaient enfin réalité ? « Et si à l’intérieur de nous on reconnaissait un instant quelqu’un d’autre d’étranger », s’interroge Alain Enjary, «  ne serait-ce pas déjà une façon de saluer l’autre étranger, celui qui est au dehors » ? Un spectacle original où l’enchantement de l’interprétation le dispute à la finesse de l’écriture. Yonnel Liegeois, LA NOUVELLE VIE OUVRIERE.

Esprits. C’est le titre du dernier spectacle écrit et mis en scène par le tandem Enjary-Bonnard. Les deux fondateurs de la compagnie Ambre retrouvent un espace qu’ils connaissent bien : la grande salle du Théâtre Paris-Villette. Cette pièce pour cinq acteurs, dans laquelle ils jouent, s’inscrit dans l’esprit de leurs précédents spectacles (Animaux, suivis d’autres animaux). Les deux complices imaginent déjà une suite à Esprits, spectacle bâti sur le principe du « recueil de contes » à longueur modulable. Elle s’intitulera, cela va de soi, Autres Esprits. LE MONDE , “Sortir”.

Quintette à vent.

De saison en saison, Alain Enjary et Arlette Bonnard continuent à avancer ensemble. L’un écrit, l’autre met en scène et tous deux jouent leur œuvre commune. Accompagnés cette fois-ci de trois jeunes gens, ils déchiffrent la partition d’un concert spirituel sur la scène engazonnée du Théâtre Paris-Villette. Sous les voûtes et entre les arcades de cette salle austère, résonnent les voix des esprits venus hanter le monde à la recherche des joies et des peines de l’incarnation. Un spectacle à la légèreté champenoise.

Le corps est le tombeau de l’esprit. Pris dans la gangue de la chair, obligé de composer avec des articulations qui grippent ou se déboîtent, des membres malhabiles, des muscles qui se froissent, l’esprit doit utiliser au mieux un instrument qui n’est pas toujours à la hauteur de ses aspirations. Un peu trop grand, parfois trop lourd, le corps est pourtant le seul moyen pour l’âme de goûter aux plaisirs sensuels. À demeurer dans le confort pneumatique, l’esprit ne souffrirait pas mais ne jouirait jamais non plus des hasards bienheureux de la sensibilité.

Alain Enjary convoque aux rives de limbes improbables cinq esprits désireux de visiter le monde. Dans une antichambre aux échos platoniciens, chaque âme se choisit une enveloppe avant de commencer le voyage vers la vie. Plusieurs tableaux construits en chiasme autour de leur évanouissement vers la naissance décrivent cette épopée en quintette.

Dans le noir complet, on entend d’abord les esprits chercher le chemin de la terre. Une fois installés dans leurs coquilles physiques, ils sautent le pas du monde et naissent. Au terme de leur vie terrestre, ils sont de retour et font le bilan de leurs émois avant d’achever leur destinée circulaire et de reprendre le chemin de l’évanescence vers les sphères éthérées de la désincarnation. Ils quittent alors leurs véhicules d’emprunt et se restaurent dans leur pureté spirituelle. Cette dernière étape est la plus difficile, dans la mesure où la mémoire des choses du monde leur fait regretter la vie d’ici-bas. Le texte, poétique et fantaisiste, passe en revue les images et les difficultés de l’incarnation. Une métaphysique légère et ironique interroge les rapports du virtuel et du réel et le statut de la présence, entre âme et corps. Alain Enjary n’est jamais pompeux ni démonstratif et son texte prend le parti de jouer avec les mots même aux instants les plus graves.

Les cinq acteurs disent tour à tour les angoisses et les joies devant ce cycle étrange et fascinant que l’on appelle une vie. Ils avancent doucement sur la scène entièrement recouverte de gazon, sur laquelle flotte une brume humide. Tous servent le texte avec application pour faire ressortir les trouvailles et les saillies spirituelles qu’il contient. On peut regretter néanmoins qu’ils n’aient pas le désir de l’habiter avec davantage de fougue ou de passion. Même au moment de l’évocation de l’aventure d’incarnation, les comédiens demeurent en retrait, presque immobiles, presque insensibles. On a parfois l’impression que les acteurs sont comme étonnés d’être sur scène, contraints à un jeu dont le sens n’a pas été assez clairement explicité.

La volonté de distance désincarnée de la mise en scène plonge alors le spectateur dans un sentiment de trouble et dans une impression d’attente non comblée. La pièce est joliment légère, elle nous repose des lourdeurs et des horreurs du monde. Elle pétille comme le champagne bu en douce compagnie. Mais à force d’évanescence, elle en vient à nous faire presque regretter la densité de douleur et de joie qui est le lot de nos vies. Il est sans doute difficile d’être un homme, c’est-à-dire un esprit mis au tombeau de la chair, mais cette difficulté est aussi le prix à payer du sens et de la jouissance. Pas très drôle d’être vivant : nous le savions. Mais pas très marrant d’être esprit ; nous l’apprenons. Catherine Robert. THÉÂTREonline

Alain Enjary et Arlette Bonnard font parler les esprits.

Et si les esprits préexistaient aux corps ? Comment alors passeraient-ils de l’inexistence à l’existence ? Comment ces êtres abstraits parviendraient-ils à s’incarner ? Garderaient-ils la mémoire des corps habités le temps d’une vie ? Alain Enjary, fabuliste fantaisiste qui sait faire parler les animaux, s’amuse ici à donner la parole aux esprits. Il s’aventure dans les ténèbres de l’envers du monde, dans le no man’s land des âmes errantes. Voilà bientôt que ces présences invisibles, ces voix sans chair nous parlent depuis l’autre côté. On les entend hésiter sur le choix de leur enveloppe charnelle comme on tergiverse sur la couleur d’un costume, on les voit surgir de la pénombre de l’au-delà, s’avancer prudemment sur le gazon terrestre qui couvre le plateau, se familiariser avec leur nouvel organisme. Ils sont dans le sas de l’existence et se préparent à franchir le seuil.

Esprit, es-tu là ? C’est là tout le charme ludique du théâtre d’Alain Enjary qui nous avait déjà séduit dans Animaux et Autres animaux présentés l’an passé : inventer des êtres chimériques et en même temps familiers, les écouter s’introspecter, commenter leurs impressions, exprimer leurs interrogations avec candeur. Et mine de rien, sur le ton léger du badinage poétique, réfléchir sur notre rapport au temps, à la mémoire, au monde. Mais malgré toute la malicieuse fraîcheur de ce fabliau et les qualités de la mise en scène, on reste un peu sur sa faim. Gwénola David. LA TERRASSE

Animaux suivis d’Autres animaux – présentation

Conception graphique Raphaële Enjary

ANIMAUX, d’Alain Enjary. (Premier volet, première version) Mise en espace Arlette Bonnard. Production AMBRE, Les Chantiers de Blaye. Création le 4 septembre 1998. Festival “Les Chantiers de Blaye”. Avec Pierre Baux, Arlette Bonnard, Alain Enjary, Martine Froment, Stéphanie Liesenfeld, Violaine Schwartz.


ANIMAUX, d’Alain Enjary. Mise en scène Arlette Bonnard. Lumières Eric Fassa. Production AMBRE, Les Chantiers de Blaye, Théâtre Paris-Villette.  Créé le 28 août 99 au Festival « Les Chantiers de Blaye ». Reprise du 6 au 18 déc. 99 au Théâtre Paris-Villette. Avec Arlette Bonnard, Alain Enjary, Martine Froment, Stéphanie Liesenfeld, Carine Yvart, Laurent Ziserman.


ANIMAUX suivis d’AUTRES ANIMAUX, d’Alain Enjary, mise en scène  et scénographie d’Arlette Bonnard. Lumières Eric Fassa. Production AMBRE, Centre Dramatique Poitou-Charentes, Théâtre Paris-Villette. Créé le 18 octobre 2000 à Cap Sud (Scène Nationale) Poitiers, reprise du 14 novembre au 23 décembre 2000 au Théâtre Paris-Villette, tournée en France printemps et automne 2001. « Printemps sans chapiteau » en Poitou-Charentes en 2003. Représentations programmées au Colibri, Avignon, annulées suite aux évènements du Festival 2003. Avec Arlette Bonnard, Alain Enjary, Martine Froment, Stéphanie Liesenfeld, Carine Yvart, Laurent Ziserman.

Edition :


Au commencement il y a eu un premier mouvement, plutôt qu’une première idée, et même, avouons-le, un mouvement de fuite — qui aurait pu s’exprimer ainsi : fuir le sempiternel salmigondis des relations humaines, individuelles et sociales, l’inextricable labyrinthe psychologique, politique, etc, que les hommes tissent entre eux, en eux et autour d’eux.
Alors en s’embarquant avec les Animaux, on rêvait un peu de vacances, de s’offrir et d’offrir un petit bain de jouvence, le luxe d’être bucolique et même un brin contemplatif. Seulement on ne peut pas transporter d’un seul coup toute la sous-préfecture aux champs ! Le sous-préfet aura beau faire, peut-être, encore des vers, s’extasier, et se déboutonner en toute sérénité, d’autres mettrons le doigt sur des choses horrifiques…
Voilà que dans l’herbette, on se retrouvait en face de la relation brute : reproduction, dévoration, pièges, captures, séductions, sacrifices, morsures et piqûres, appétits, besoins de tous ordres, enfin, bref, la vie et la mort dans leur vérité toute crue, comme jamais encore nous n’en avions parlé, sinon à mots couverts, — avec les bêtes, forcément, il fallait être bête pour ne pas s’y attendre !… Mais grâce à elles cela se fait, bien sûr, naturellement, avec simplicité, humour, une certaine douceur, pudeur, de la noblesse, parce qu’elles n’ont pas tout à fait peur de la même façon que nous, qu’elles soient victimes ou assassines, témoins, ou rien. Qu’elles aient de la douleur, du désir, du plaisir, de l’ennui, peut-être — qui sait ? — qu’elles aient même à faire face à des complications, complexités, perplexités, complexes — pourquoi pas ? — tout ce qu’on peut avoir, nous, qu’elles défendent leur vie, leur territoire, leur liberté, il n’y a pas de superflu, de résidu, de complaisances, pas d’abus, d’alibis, c’est clair, l’enquête est tout de suite faite…
C’est que les bêtes sont innocentes… Si on découvre leur présence dans le fond de nous-même, n’y aurait-il pas un peu d’abus, par contre, à décalquer sur elles nos vertus et nos vices, nos excès et nos manques, nos culpabilités et notre suffisance, comme si on était le fabuliste ?
Il n’y a pas que des animaux, d’ailleurs, dans Animaux, il y a des humains; et ce qui peut paraître  étrange est qu’ils soient tous faits de la même pâte, dans la même matière, partagent le même langage, participent d’un même esprit, d’un même rêve en tout cas, — et que cela paraisse naturel ! Le théâtre nous permet ça : rendre un instant réelles, même modestement, la fantaisie et l’utopie, — ici, ce serait, disons, une certaine unité des êtres, une certaine harmonie légère…
Donc Animaux, à sa façon, n’ignore pas certaines questions, mais pas pour aggraver nos soucis, au contraire, c’est une tentative très légère pour mettre l’homme en perspective, par la présence de l’animal à égalité d’existence, ouvrir ou déplacer tant soit peu la focale, parce que c’est lourd, pour nous, à supporter, à force, d’être au nombril du monde…
Si d’Autres Animaux, déjà, nous ont rejoints, encore bien d’autres bêtes seraient prêtes à le faire. Grâce à elles, d’ailleurs, qui attendent à la porte, on laisse le spectacle ouvert, comme si, quand c’est fini, ça pourrait continuer quand même, à l’infini, si l’enjeu n’était pas seulement que l’esprit redevienne léger, mais qu’il allège la matière et l’amène à se soulever, la soulage aussi, l’encourage à se perpétuer…

Alain Enjary


Animaux suivis d‘Autres Animaux se compose d’une quinzaine de scènes plus ou moins longues, mettant en jeu à chaque fois de nouveaux personnages, des animaux, bien sûr, et quelques humains. Les séquences ne semblent pas avoir de liens logiques entre elles mais sont écrites comme en écho les unes par rapport aux autres et malgré ou grâce à leur diversité participent d’un ensemble, dont on ne pourrait sans dommage retirer un seul élément. Loin de l’inventaire, du bestiaire, du recueil de fables, de la visite au zoo, Animaux nous plonge dans un monde particulier où la fantaisie a beau jeu, qui peut se permettre des incursions dans des espaces inaccoutumés, comme ceux du dessous où du dessus, de jouer avec les changements d’échelle, visiter les êtres les plus incongrus et grâce à l’ingénuité de ses personnages que l’on pourrait appeler “nos ancêtres” oser aborder les “grands sujets”, comme la faim, le sexe, la mort…

Dans Animaux, la nuit préside à tout, elle est la toile de fond, le passage obligé, le lieu d’où émerge toute nouvelle créature. Chaque séquence commence et finit dans le noir, la lumière apparaissant souvent avec un léger temps de retard sur la parole comme si l’image craignait de s’imposer trop vite ou trop fort et laissait l’œil s’accommoder doucement. La nuit s’installe même tout au long de la scène dans laquelle l’auteur semble être en panne d’inspiration ; elle tombe quand le chat ferme les yeux dans l’espoir de se glisser, hors du temps et de l’espace, dans un des mondes parallèles ; elle est peuplée de bruissements et d’activités quand les humains dorment. La nuit, c’est aussi le lieu de la patience, de l’abandon, de la confiance : même si elle est habitée de démons, elle nous ramènera au réveil, rafraîchis ou consolés. Elle loge d’ailleurs dans les théâtres !

L’espace pour Animaux est le plus vague et le plus ouvert possible, il doit pouvoir “résonner” différemment à chaque nouvelle séquence — et aussi “résonner” différemment pour chaque spectateur, selon son propre imaginaire. Il se modèle et se transforme légèrement au moyen de quelques galets — et de temps à autre un fil — qui le dessinent, ou plutôt l’esquissent, le suggèrent. Il s’appuie sur un pan de mur — ou sur un écran — sombre, au lointain, derrière lesquels les personnages sont en attente et qui permet leurs entrées de chaque côté. La lumière participe aussi au mouvement général en changeant d’axe, de coloration, de partis pris qui peuvent passer de grands rais, à des bains ou des points, toujours très simples dans leur composition.

Quatre femmes, deux hommes, habillés de vêtements sombres pour se fondre dans la nuit, sont les “passeurs”, sans qu’ils ne perdent jamais leur identité humaine, vers ces multiples animaux. Aucun masque, aucun signe extérieur, pas de gestuelle particulière, là aussi on cherche à suggérer ; en répétitions, on parle d’ “amalgame”, d’un lieu de rencontre où l’acteur et le personnage se confondraient, sans toutefois que l’un prenne le dessus sur l’autre ; on sait que c’est une sorte de jeu d’équilibre extrêmement fragile, qui réclame une attention, une présence aiguës.

Dans Animaux, le défi est particulièrement provocant compte tenu de la distance qui nous sépare du sujet, car c’est bien dans notre épaisseur d’humain que devra se réaliser la petite alchimie. L’image de l’animal est en nous comme en “surimpression”, elle se révèle, on ne sait trop comment, par des riens, provoqués d’abord par une attitude intérieure guidée par le monde animal, une sorte de “fraîcheur” d’être, et c’est elle qui décentre et modifie nos comportements humains. La connivence avec le public s’établit peut-être aussi plus facilement grâce à l’étrangeté du sujet qui se double d’une sorte de jeu de devinette : “qui est-il” ? un oiseau ? un ver luisant ? un poisson ? une huître ? une araignée ? des femmes ou des fées ? des bœufs ? un chat ? un crocodile ?…

Arlette Bonnard

Animaux suivis d’Autres animaux – photos

Photos Pierre Ruaud et Frank Vallet (couleur), Mathieu Huez (noir et blanc)

Animaux suivis d’Autres animaux- extraits de presse


Eluard avait écrit les Animaux et leurs hommes, Colette avait composé des Dialogues de bêtes. Et Jules Renard, et La Fontaine, tant d’autres… Sans ceux qu’on nommait jadis “nos frères inférieurs”, combien serait dénuée notre littérature ! Alain Enjary, avec Animaux, s’inscrit donc dans une tradition sûre. Deux poissons devisent au fond de l’eau, dont un, pris de pulsion suicidaire, s’accroche à la ligne du pêcheur… Des oies sauvages philosophent en volant vers le nord… Deux vers luisants parlent d’amour… Arlette Bonnard a mis en scène ces spirituelles causeries animalières, ces marivaudages darwiniens. C’est drôle, dans ce registre du second degré où l’homme qui fait la bête se retrouve soudain en posture indécise, renvoyé à son double étrangement tapi dans le cerveau reptilien. Arlette Bonnard, Alain Enjary, Martine Froment, Stéphanie Liesenfeld, Carine Yvart et Laurent Ziserman prennent un malin plaisir à incarner avec distance ce bestiaire où l’on use d’un langage châtié, ce qui jette une pincée d’humour supplémentaire sur la scène nue. Jean-Pierre Léonardini, L’HUMANITÉ.

Alain Enjary poursuit un parcours d’auteur original. Il le fait sans bruit, en véritable homme de théâtre qui écrit pour sa troupe. En 1999, toujours au Paris-Villette (ça fait chaud au cœur la fidélité d’un directeur de théâtre), j’avais vu “Le Recueil des petites heures” et j’étais sorti très heureux. Même plaisir avec “Animaux et autres animaux”. (…) À la manière d’un La Fontaine d’aujourd’hui, c’est-à-dire dans la bonté mais pas dans la morale, Enjary dresse le portrait d’animaux, nos frères, aidés par une bande de copains comédiens dont la générosité transcende le plateau. Parmi eux, Arlette Bonnard, la complice, le metteur en scène inventif et malicieux. J’ai particulièrement aimé la ravissante histoire des deux oiseaux observés par un couple d’humains. Tout y est dit dans la tendresse, la douceur, l’incompréhension. De tels spectacles nous rendent meilleur. Jean-Luc Jeener, FIGAROSCOPE.

Á travers ce bestiaire, le fin dramaturge porte plus loin encore que le zoologiste son regard d’observateur compatissant. Il en résulte un spectacle à la juste distance — tendre et drôlissime — où bêtes et hommes se confondent pour mieux nous éclairer sur nos propres comportements.
La prouesse, c’est que la mise en scène, sans le moindre soupçon de réalisme, parvient à nous faire croire à l’existence de ces voix étranges venues d’une autre espèce… Emmanuelle Bouchez, TÉLÉRAMA.

Le concept n’est pas neuf, parfois facile ; il mène pourtant à un spectacle original et surtout très drôle. Arlette Bonnard dirige six comédiens qui, sans dire qui ils sont, livrent des dialogues d’une métaphysique inédite. Ainsi de ces crapauds pirandelliens que l’on entend dans le noir… G. L., LE NOUVEL OBSERVATEUR.

Alain Enjary donne le langage aux animaux dans une farce réjouissante. (…) une œuvre effervescente qui relie l’animal et l’homme d’une manière différente du récent essai philosophique d’Élisabeth de Fontenay. Ce n’en est pas moins, en riant, d’une véritable audace de pensée. Tout y est jeu ; le premier jeu est de savoir qui nous parle. Six acteurs, dont l’auteur et le metteur en scène, jouent aux bêtes devant nous mais, malgré leur gestuelle évocatrice, ne livrent pas tous les indices immédiatement. En quoi, en qui se transforment-ils ? Oiseaux ou mammifères ? Parfois ce sont des humains qu’on avait pris pour des bestiaux. On assiste même au dialogue de la balle de fusil et du gibier ! (…)
Au fond, c’est un spectacle sur la pensée obscure (…) Que de question défilent, dans l’obscurité sans cesse arrachée à elle-même par des lumières changeantes ! Et que de feux d’artifice de langage derrière les gags et les surprises du mimétisme animalier ! Arlette Bonnard, qui retrouve l’esprit malin et essentiel du théâtre physique de Jacques Lecocq, donne à sa mise en scène le climat d’une farce très songeuse. Elle-même, Enjary, Martine Froment, Stéphanie Liesenfeld, Carine Yvart et Laurent Ziserman sont des peintres de Lascaux : ils ne reproduisent pas l’animal mais le recréent. Mi-homme des cavernes et mi-chercheur neuronal d’aujourd’hui, Enjary a su conter la course du corps primitif avec l’esprit des mots. Au royaume des vrais écrivains de théâtre, il mérite une bauge royale. Gilles Costaz, POLITIS.

(…) Le miracle de ce jeu minimaliste et de ce texte dru et cru, c’est que chaque spectateur comprend qui parle. Il faut dire ici qu’Arlette Bonnard qui met en scène (et qui joue également), construit une vraie pièce de théâtre avec ces tableaux de mœurs, dans un décor minéral, sous les lumières d’Ėric Fassa. Loin des Fables moralistes, les animaux d’Alain Enjary parlent avec justesse de leurs problèmes existentiels. Ils ne jugent pas les humains, ils vivent leur existence avec leurs soucis, leurs marottes, leurs désirs (…) les spectateurs avec eux passent du marivaudage (cruel), aux dialogues philosophiques, toujours avec humour contrôlé et distanciation élastique. Danielle Dumas, L’AVANT-SCÈNE.

Tranquillement, obstinément, Alain Enjary poursuit sa quête de l’indicible. (…) C’est un spectacle magnifique — insolite et drôle  (…) Il faut, pour y entrer, oublier nos préjugés et nous rendre disponibles. Alors, tout devient simple. Aussi simple, aussi évident que la mise en scène — minimaliste et admirable — d’Arlette Bonnard. (…) L’un des charmes de ce spectacle est la surprise. Le Recueil des petites heures était composé de cinq pièces en forme d’énigmes. Ici, chaque scène commence par une devinette. (…) Alors, nous jouons. Peu à peu, on devine qui est qui. Et de spectateurs, on devient complices. Claude-Marie Trémois, ESPRIT.

Alain Enjary fait parler avec un bonheur évident toutes sortes d’animaux, du moustique au bison. Ils ne manquent ni de culture ni de bon sens. Voici un spectacle rafraîchissant et délicieux, joliment observé, où les huîtres, certes acéphales, pensent juste. Les six acteurs, sans aucun déguisements, servent à la perfection un texte d’une rare poésie. (…) Ils se contentent devant nous d’être des animaux divers qui ont nos attitudes, nos mots, nos corps. Ces jolies bêtes sont observées du dedans. Une poésie d’une drôlerie irrésistible pour un réel moment de grâce et de plaisir. A.F., ZURBAN.

Voici l’un des objets théâtraux les plus fantaisistes et singuliers du moment. Inutile d’essayer de résumer. (…) Ça bouscule les cellules, comme dit l’un des comédiens. Mais, surtout, ça en dit long sur les entrelacs complexes de nos existences. (…) De quoi faire enrager les amateurs de spectacles académiques et réjouir tous ceux qui aiment louvoyer entre fantaisie et utopie. Myriem Hajoui, A NOUS PARIS.

Alain Enjary, fabuliste truculent, donne la parole à ces êtres muets qui nous entourent.
Savons-nous vraiment écouter les murmures de la nature ? Alain Enjary lui a tendu l’oreille et a imaginé. Fabuliste malicieux, lassé des sempiternelles dissertations sur les états de l’âme humaine (il y a parfois de quoi), il s’imisce dans l’univers animal et donne une voix à ces vies muettes qui bruissent autour de nous. Les “personnages” surgissent sur la scène  au fil de son imagination, l’action s’emballe au rythme de sa fantaisie. (…) Alain Enjary compose un conte bucolique peuplé de créatures incongrues. (…) Il s’amuse. Il badine avec les mots, danse avec la rime, musarde à travers les genres, s’envole dans des nuées lyriques, swingue sur des gammes d’assonances; Son verbe a de la verve, son souffle de l’espièglerie.
Les comédiens se métamorphosent avec esprit et finesse au gré de cette langue pittoresque, soutenus par une mise en scène juste et astucieuse. Jamais ils ne miment. On sent l’humour de l’auteur, on goûte le plaisir des acteurs. (…) Gwénola David. LA TERRASSE

(…) texte à mi-chemin du conte philosophique, du rêve et de la mythologie. Ces “Animaux”-là, (…) pour étranges qu’ils soient, ils ne parlent que de nous, proches humains à peine décalés dont le rêve anthropomorphique donne naissance à de subtiles et ludiques variations autour du langage, de la création, de la pensée. Faut-il donc en passer par les animaux pour dire, mieux que si les hommes prenaient la parole, ce que la vie contient de mystère ? (…) Oui, sans doute, puisque Alain Enjary n’est jamais plus touchant que quand il s’écarte de ses préoccupations d’auteur pour s’abandonner au délire de sa veine enfantine ; jamais plus juste et drôle que quand il demeure dans l’innocence de son bestiaire .(…) Loin de triturer les mots, de bousculer le langage, il le laisse couler, le berce d’harmonies sonores et en révèle les douces impertinences. Sous la modestie des apparences, ces intermèdes de la vie des animaux — les derniers, surtout (…) — ont la délicatesse des insectes et l’acuité des oiseaux de passage. Sophie Avon, SUD OUEST.

La pièce louvoie entre gravité, humour et fantaisie, et comporte quelques scènes d’anthologie. Comme la fameuse scène des huîtres où les six comédiens-mollusques, s’interrogeant sur leur condition animale, déclenchent l’hilarité générale. Au hit-parade de ce bestiaire imaginaire, on retiendra le chat d’Arlette Bonnard et le chien de Laurent Ziserman, plus vrais que nature dans la justesse des situations et des sentiments prêtés aux bêtes, sans jamais tomber dans la vulgaire imitation. Tout est dans la suggestion, dans l’épure. Car ces bêtes sont terriblement humaines dans leur quête existentielle ou leurs petites misères quotidiennes. (…) L’écriture d’Alain Enjary est brillante, étourdissante jusqu’à nous donner le vertige. Nathalie Magidson. CENTRE PRESSE

(…) Il ne s’agit pas là d’une reprise des fables de La Fontaine. Il n’y est question ni de morale, ni de société, ni de jeux de pouvoirs… Non. Il s’agit davantage de regards d’animaux, d’humains, de prises de conscience de mollusques, de vers luisants intimidés par l’acte de la reproduction, d’ethnologie, d’ornithologie, de dialogues parfois absurdes… Les mots s’envolent et batifolent. C’est un régal. Les scènes semblent suivre le fil du pêcheur auquel s’attache obstinément le vertébré aquatique, pour se tirer de son fleuve tranquille, et peut-être avoir la révélation sur sa condition poissonnière. Quel est ce fil ? La poésie ! Paul André. LE SOUFFLEUR.

Vous l’avez compris, il est ici question d’animaux et d’histoires toutes bêtes d’animaux (…) comme on en parle rarement : avec naturel, simplicité, finesse, et humour à la fois. Les animaux prennent pourtant notre langage, nos visages et nos corps, sans masque ni anthropomorphisme. On rentre à pieds joints dans leurs états d’âme, leur monde et leur vision de notre monde… Un spectacle original, drôle et frais. Des acteurs sincères et dynamiques. Galopez-y !!! BIOVIVA COM Loisirs Verts


VIIIe soirée  Etudiants et Théâtres (2001), Théâtre du Rond-Point : Prix de la création attribué à Alain Enjary pour Animaux suivis d’Autres animaux


Le recueil des petites heures – présentation

Paul Gauguin : “La vision du sermon ou La lutte avec l’ange” (détail)

LE RECUEIL DES PETITES HEURES (I et II : LE CARILLON, LES FENETRES, BRUINE, ENTRE TROIS ET QUATRE, SANS TITRE), d’Alain Enjary. Mise en scène et scénographie Arlette Bonnard. Lumières Eric Fassa. Réalisation du décor Eric Fassa et Anne Buffat. Production AMBRE. Création de la version intégrale continue le 5 juillet 1997 à l’Étoile, La Courneuve. Reprise, janvier 1998, à l’Étoile, et au Théâtre des Provinces du Monde, Blois. Reprise au Théâtre Paris-Villette du 6 mars au 11 avril 1999. Coproduction Ambre, Théâtre Paris-Villette, avec l’aide de l’ADAMI et de la Fondation Beaumarchais. Texte intégral édité à l’Avant-Scène Théâtre. Avec Arlette Bonnard, Alain Enjary, Jean-Philippe Lo Crasto, Jean-François Maenner, Danièle Marty.

Edition :

ÉCRITURE
“Le Recueil des petites heures” n’est pas un grand spectacle-fleuve, mais un réseau de pièces brèves, au bord desquelles se dessine, sinon un univers, du moins un paysage, qu’on espère accueillant, singulier, en même temps, familier et dépaysant.
On peut voir une ou deux des pièces du “Recueil”, ou trois, quatre, voire cinq, en un seul jour ou en plusieurs. Elles sont en résonance entre elles, comme en musique les variations développent ou cachent les thèmes, mais chacune raconte une histoire à part, chaque fois dans un temps et dans un lieu unique, temps et lieux de passage, lisières en quelque sorte.
À l’origine de la première, il y a peut-être l’expérience que si on ne peut pas “être et avoir été”, il n’empêche que le passé — jeunesse, vigueur, et ce qui s’ensuit, appétit, utopie — continue à couver et peut faire irruption tout à coup dans une vie rangée ; d’autres thèmes s’y mêlent au fur et à mesure, mais on peut simplement la voir comme une comédie policière, qui tendrait vers la science-fiction.
La deuxième pourrait illustrer, d’une certaine façon, un double paradoxe : l’amour qu’on porte à sa prison permettrait qu’on en sorte ; un homme, une femme, y communiquent sans se voir, ignorent tout de leur sort, et, sans souvenirs ni espoirs, ne semblent pas en être outre mesure gênés, ce qui, même pour ceux qui n’en ont guère plus, rend l’aventure assez étrange ; l’argument s’apparente donc plutôt au genre fantastique.
La troisième, la plus abstraite, et la plus brève, pousse aux limites l’exploration de ces passages, de ces seuils, elle pose un intervalle zéro, part du principe que, par exemple, entre ici et là à côté, autre part et ailleurs tout près, entre juste avant et maintenant, à présent et tout de suite après, il n’y a rien, personne, que c’est nulle part, jamais, et postule que pourtant des ombres s’y égarent, que même certaines courent l’aventure d’être où personne n’a lieu d’être et où rien ne peut avoir lieu, ce qui est assez drôle à voir pour quiconque est certain d’exister quelque part où n’importe quoi d’autre existe (pour ainsi dire tout). On peut donc la considérer comme une pièce absurde, ou un jeu, une acrobatie, ou une sorte de farce…
Il y a dans la quatrième des rêveries du genre : “qu’est-ce qui empêche de dévier d’un chemin qui paraît trop droit, qu’on aimerait mieux plus sinueux, aventureux ?”, et puis encore : “si l’aventure est ce qui advient, l’occasion qui se présente, il advient toujours quelque chose, les occasions ne manquent pas, qu’on les saisisse à bras-le-corps, ou les laisse passer de loin, ou les effleure, certaines, et obtienne d’elles une caresse, à peine, un parfum qu’on n’oubliera pas, une vaine promesse, n’est-ce pas toujours l’aventure ?”, etc. Sans doute que dans la quatrième il y a un fond de nostalgie, mais on peut se passer d’aller voir ce qu’il y a au fond. Elle commence comme une comédie sentimentale, même un peu plus, se poursuit comme un vaudeville, et finit brusquement par un coup de théâtre, comme un coup du destin, qui pourrait paraître tragique, mais pas ici, non, tout au plus énigmatique.
Dans la cinquième arrive ce qui devait arriver, à force d’explorer et de passer des seuils, c’est celui qui sépare la scène de la salle qui est soudain franchi, le quatrième mur du théâtre s’efface, et ceux qui sont les personnages regardent ceux qui les regardent, ce qui est inventé s’épanche dans ce qui est vrai, l’inverse est vrai aussi, et comment colmater la brèche, sortir de cette situation, mais comment sortir de son rôle quand même la question d’en sortir fait partie du rôle, comment sortir de ce qui est écrit quand la révolte l’est aussi, de ce piège où on tourne en rond, de cette pièce, du théâtre ?…
La proximité d’autres mondes, la succession d’autres états, et le passage de l’un dans l’autre sont peut-être le thème principal des cinq pièces, et chaque fois sur ces seuils il y a comme un gardien, ou un guide — qu’importe ? — adversaire ou allié, on ne sait pas, il faut l’empoigner, c’est tout, à un moment donné, le terrasser ou l’enlacer, ça tient de la danse ou de la lutte, ça n’a pas de durée à proprement parler, à se demander si ça a lieu, c’est un combat étrange — est-ce qu’on n’a pas appelé ça le combat avec l’ange ?…

Alain Enjary


RÉALISATION
Chacune des pièces du “Recueil” se situe dans un lieu précis : arrière-boutique pour “Le carillon”, cellules séparées pour “Les fenêtres”, lisière d’un mur pour “Bruine”, salon donnant sur un couloir pour “Entre trois et quatre”, et, au sortir d’un labyrinthe, la scène elle-même pour “Sans titre”.
Un dispositif unique et transformable permet de passer rapidement d’un espace à l’autre : un long mur percé de plusieurs ouvertures — occultées ou aménagées avec des battants de porte, des tentures, des volets, des placards, des barreaux, ou simplement béantes — peut recevoir, fixées perpendiculairement, des cloisons (dont certaines avec porte ou fenêtre) qui découpent l’étroite aire de jeu en différentes alvéoles.
Le mur long de dix mètres, haut de deux mètres cinquante, est visible en entier, il “flotte” dans l’espace, il est à lui seul la boîte à jouer (sans plafond) et contient ses propres coulisses, avec les cloisons, les meubles, les accessoires nécessaires, les costumes… les acteurs. Sa peinture, composée de façon à évoquer comme des passages de nuages, ou simplement le passage du temps qui l’aurait travaillé, contrarie  — par sa dynamique — son immobilité, le “déréalise” légèrement.
La lumière, traitée par moments en grands pans obliques qui découpent l’espace presque arbitrairement en zones contrastées peut, d’autres fois, jouer le réalisme d’une ambiance très précise (nuit avec bougie, ou lanterne, lever du jour par une fenêtre, etc…)
On est toujours, dans “Le recueil”, à la frontière du concret et de l’abstrait, du familier et du mystérieux, du quotidien et du fantastique.
S’il est nécessaire, pour la lisibilité de l’action, de décrire clairement un lieu, avec, éventuellement ce qu’il faut de meubles et d’accessoires, il restera suffisamment vague pour qu’il invite le spectateur à le charger de sa propre vision. Il est donc plutôt un support à l’imaginaire qu’une image imposée.
Les costumes aussi, tout en restant seyants et souples, profitent de la neutralité du vêtement contemporain : blouse, manteau, imperméable, veste peuvent être portés par les hommes comme par les femmes. Sans du tout évacuer la sensualité liée aux sexes, au contraire, ils illustrent une certaine androgynie, une égalité, peut-être pour rendre la sexualité justement plus secrète, plus mystérieuse ; et ils ont ce caractère aussi de “demi-saisons”, de passages d’un temps à un autre. Si on est dedans, on est en train de s’habiller, ou si on entre, on n’enlève pas encore ses vêtements de dehors, comme si on allait bientôt ressortir ; dans un cas comme dans l’autre, on ne s’installe pas.
Cinq acteurs se partagent cette partition, qui requiert d’eux un jeu clair, presque transparent et essentiellement énergique. Clarté et énergie pour tenter de restituer le “voyage” de l’écriture, ses dédales, ses fausses pistes, ses culs-de-sac, ses nouveaux départs, son humour, sa naïveté. Les personnages semblent venir d’avant ou d’après la psychologie ; ils ne sont pas embarrassés d’arrière-plans, de distance, ils sont de plain-pied, ils sont dans l’action, dans ce qu’ils font et dans ce qu’ils disent. Pourtant leur vie “sur le théâtre” n’est pas longue (ni ce qu’on peut appeler héroïque), le temps d’un acte entre deux seuils, mais ils ont comme un appétit d’être là, à la fois étonnés et contents de leur présence physique et de leur présence d’esprit. Comme si c’était cette présence dans l’ordinaire qui était la clé, le passage étroit mais ouvert sur l’extraordinaire, l’aventure, la fantaisie, le rire, des espaces peut-être plus vastes et plus subtils.
Le jeu de l’acteur tente donc aussi de se rallier à ce principe qui voudrait que le véritable spectacle se trouve à la jonction de ce qui est proposé sur scène et de ce qui est recomposé par chaque spectateur. Là se trouverait la connivence, l’instant partagé, le théâtre comme art vivant.

Arlette Bonnard

Dans l’ordre : Le carillon, Les fenêtres, Bruine, Entre trois et quatre, Sans titre.



Le recueil des petites heures – photos

Photos Felipe Martinez et Mathieu Huez (noir et blanc)