Le recueil des petites heures – extraits de presse

Le mythe et le quotidien : Le Recueil des petites heures
Il arrive qu’un écrivain trouve le moyen de rester auprès de nous, tout près, à nous toucher,  — et nous emmener à des distances capables de nous donner un certain vertige. Un secret d’abord : ne pas satisfaire notre curiosité. Dans ces petites heures, nous ne saurons jamais du Commerçant et du Visiteur où va les conduire leur voyage ni quel est le pays où l’on a mis dans deux cellules jumelles Elle et Lui qui s’ignorent et se rejoindront à la fin, ni dans le plus beau peut-être de ces textes, Entre trois et quatre, qui est cette Autre séparant à jamais un couple naissant. Nous ne savons pas, nous aimerions peut-être savoir et peut-être pas, comme dans un autre texte du même auteur Sept, où le mystère au fil des paroles à la fois s’épaissit et s’allège. Et le spectateur joue avec ces Inconnus, — avec ces inconnues.
Pourquoi ? C’est qu’il comprend tout à coup ce qu’on est en train de lui dire. Et c’est le second secret de cette écriture : apporter ce sans quoi le théâtre n’est qu’une aimable distraction, la dimension du mythe. Un théâtre du mythe : Sept était le mythe du voyage de la mort, du passage fatal. Chacune des fables du Recueil est un petit mythe ; et ce qui se passe à chaque fois, c’est la transformation ironique d’une histoire sinon banale, en tout cas appartenant à un genre connu — en un obscur mythe de la destinée. (…)
Et ce qu’apporte l’écriture, c’est dans ces textes un moment, celui où la parole du quotidien devient tout à coup, sans paraître changer, la parole poétique : c’est ainsi que nous recevons, excités par l’incorrection même de la parole « étrangère », l’étonnant récit de l’amour manqué dans Entre trois et quatre — parole devenue celle-même de la mémoire — ou dans Les Fenêtres, l’ironie de l’Homme moquant les prisonniers qui n’osent sortir de leur prison. Le travail du poétique ici, tout à fait théâtral, c’est le mouvement même de la phrase, l’élan du langage, qui transfigure le discours. Le poétique alors, s’élevant du quotidien, rejoint sans effort le mythe. Anne Ubersfeld, L’AVANT-SCÈNE.

Si l’art est ce qui permet de dire l’indicible, alors le théâtre selon Alain Enjary et Arlette Bonnard est du très grand art. (…) Ensemble, d’un spectacle à l’autre, ils vont osciller entre l’infiniment grand (Ulysse ou Pantagruel, d’après Rabelais) et l’infiniment petit (La Sente étroite du bout du monde, montage de haïkaï, ces minuscules poèmes japonais). « Le haïku, comme une petite graine qui contient déjà tout. »
Définition qui pourrait s’appliquer à toutes les pièces d’Alain Enjary. En particulier à sa trilogie : Lila, Le Château dans les entrepôts et Nord-Est, et à ce Recueil des petites heures, qui réunit cinq pièces, courtes, drôles, intrigantes. Comme la mythologie hindoue, elles peuvent se lire à plusieurs niveaux : polar, aventures, science-fiction… ou quête métaphysique. Le moteur de son œuvre, c’est la nostalgie de l’enfance, d’une transparence à retrouver après être passé par la conscience et la culture. (…)
On marche beaucoup dans le théâtre d’Alain Enjary. Et quand le voyage n’est pas le corps même de la pièce, il en est toujours l’aboutissement. Chacune des cinq pièces de ce Recueil des petites heures s’achève sur un départ qui ressemble à une évasion.
Fugace, évanescente, légère, ténue, fragile, mince, impalpable, mais pourtant exacte, précise, méticuleuse… Les mêmes adjectifs reviennent sans cesse pour qualifier l’œuvre d’Alain Enjary. On est très proche du  » je ne sais quoi  » et du  » presque rien  » de Jankélévitch. Ils sont de la même famille, tous deux disciples de Bergson. (…)
C’est bien d’une langue nouvelle qu’il s’agit. Une langue qui pourrait s’apparenter à celle de Jean Tardieu, de Roland Dubillard ou de Nathalie Sarraute en raison de l’amour passionné que tous les quatre portent aux mots, si chacun ne les utilisait à des fins diamétralement opposées. (…) Enjary, lui, les choisit avec une précision méticuleuse : ses personnages hésitent, tâtonnent, se corrigent avec l’obsession maniaque de dire vrai pour penser juste. (…)
Enfin, de chaque pièce nous sommes co-créateurs. On imagine ce que ne nous montre pas Arlette Bonnard : les labyrinthes, les corridors, les escaliers, les cours, les caves, les jardins clos, suspendus, les ruelles, les grottes… tous ces lieux dans lesquels errent les personnages d’Alain Enjary en quête d’une échappée vers un autre lieu sans nom — puisqu’on ne pourra le nommer que lorsqu’on y sera et qu’on ne peut qu’y tendre sans jamais l’atteindre. Et l’on pressent aussi, vaguement, ce que pourrait être ce lieu, différent pour chacun. Car c’est à chacun de nous que revient le soin de déchiffrer et de poursuivre ces pièces en forme d’énigmes. (…) L’inachevé, comme une trouée qui ouvre sur tous les possibles. Claude-Marie Trémois, ESPRIT.

Magnifique ! Au théâtre Paris-Villette, Alain Enjary et Arlette Bonnard proposent « Le Recueil des petites heures ». Composé de cinq pièces que l’on peut voir séparément ce spectacle est de belle qualité. « Sans titre » est passionnant et tente de réfléchir sur la liberté humaine. Un homme découvre un livre où tout ce qu’il dit et tout ce qu’il va dire est écrit. L’affaire est poussée théâtralement jusqu’au bout et le vertige nous prend (…). Manque un relais religieux et psychologique qui nous rendrait pleinement heureux.
Avec « Entre trois et quatre », on assiste à la confrontation d’un couple et d’une jeune étrangère qui, sans le vouloir (mais est-ce si simple ?), brise un amour qui allait renaître. C’est magnifique. Un petit chef d’œuvre d’intelligence, d’esprit, de connaissance psychologique et même d’humour. Les trois comédiens Danièle Marty, Alain Enjary et surtout Arlette Bonnard sont extraordinaires. Il faut y courir. « Bruine » ne m’a pas convaincu et je n’ai pas vu les deux autres. Jean-Luc Jeener, FIGAROSCOPE.

Écrites par le comédien-metteur en scène Alain Enjary, les cinq pièces du Recueil recèlent chacune un mystère et un mythe. Entre absurde et science-fiction, elles tissent un univers à la fois familier et bizarre, de rire et d’effroi. Bruine en particulier, courte farce sur le miracle de l’existence et du langage, vaut le déplacement. Émouvante et inquiète, elle nous embarque dans un théâtre contemporain fait d’ombres et d’énigmes. À part et à découvrir. Alexis Campion, LE JOURNAL DU DIMANCHE.

Le Recueil des petites heures. Ce titre est une métaphore, déclinée en cinq pièces brèves, où l’on abandonne le temps commun pour retrouver ces instants fugitifs vécus comme autant de passerelles mariant le réel au féerique, l’intime au collectif. Un long mur percé de portes et de fenêtres (décor naturel de Bruine, pièce abstraite où la chorégraphie des corps et la distribution du texte s’articulent autour d’un mur, lieu frontière idéal) fait tour à tour office d’arrière-boutique (Le Carillon), de cellules séparées (Les Fenêtres), de salon (Entre trois et quatre), et, tout simplement, de scène (Sans titre). Bel exercice pour les acteurs, qui passent allègrement de l’onirisme pur à la comédie des sentiments, de la farce au genre policier. La longue complicité d’Arlette Bonnard et d’Alain Enjary — elle à la mise en scène, lui à l’écriture — produit une belle et rare cohésion d’ensemble. Fabienne Arvers, L’EXPRESS.

 Le Recueil des petites heures d’Alain Enjary. Elles sont au nombre de cinq. Cinq pièces énigmatiques d’un peu moins de soixante minutes chacune, où le quotidien se teinte de polar et de fantastique pour venir tutoyer le métaphysique. Cinq pièces philosophiques dans une atmosphère en noir, blanc et gris. De cet univers kafkaïen se dégage une poésie étrange qui, sobrement mise en scène par Arlette Bonnard, exprime avec une dérangeante acuité l’absurde et les espoirs de notre condition humaine. Grégoire Leménager, LE NOUVEL OBSERVATEUR.

5 pièces brèves, à voir en ordre dispersé ou en intégrale, formant un réseau spéculatif sur la langue, la parole, l’invention du monde et celle du sacré, au sortir des cavernes premières, pour aller jusqu’aux énigmes de la communication, jusqu’à l’Enigme Communicante. Enjary connaît son Borgès par cœur et le théâtre de l’absurde avec ses agencements de dialogues au sens cassé, caché, échos d’une lointaine demeure aux clés dispersées. Archange ou Archidiable, une intelligence veille. Piotr Gourmandisch, ROUGE.

Entre trois et quatre, chez les habitants du XIXème arrondissement. (…) La métamorphose s’opère doucement avec le texte riche et profond d’Alain Enjary. (…) Cette proximité avec les comédiens procure un sentiment unique : celui d’avoir rencontré une œuvre, son auteur et ses interprètes. Et personne n’a besoin d’être un grand intellectuel pour profiter de ce théâtre-là. Il est charnel, présent. Maëlle Flot, LE PARISIEN.


Le recueil des petites heures – annexe (présentation de la première partie)

LE RECUEIL DES PETITES HEURES (I: LE CARILLON et LES FENETRES), d’Alain Enjary. Mise en scène et scénographie Arlette Bonnard. Lumières Eric Fassa. Réalisation du décor Eric Fassa et Anne Buffat. Prod. AMBRE. Créé le 3 Novembre 1994. Théâtre « Le Vanves », Vanves. Avec Arlette Bonnard, Alain Enjary, Jean-Philippe  Lo Crasto, Jean-François Maenner.

« Le Recueil des petites heures », dont sont extraits « Le carillon » et « Les fenêtres » (et dont nous espérons bientôt mettre en lumière d’autres pièces, telles que, par exemple, « Le poste », « Revenant » ou « La convocation », ou « Bruine »), date de la fin du xx ème siècle. Certaines de ses composantes sont peut-être antérieures — postérieures non, à notre avis, aucune, et nous sommes prêts là-dessus à affronter certains spécialistes ainsi que nous l’avons déjà fait (à propos de deux autres compilations ou du pseudo-dernier livre d’A. Nasier, pour lequel, inversement, nous avons établi qu’il était à l’évidence plus tardif que le reste du corpus). Car ce qu’on pourra déceler comme postérieur dans le recueil n’est, selon nous, que le reflet d’une tendance littéraire répandue au XX ème et consistant à projeter dans le futur les structures de base, au fond, de tout récit, et d’inverser en quelque sorte « il était une fois » en « il sera une fois », ce qui revient au même puisque de tout temps le sujet n’est, n’a été et ne sera que le sempiternel présent, sinon il y a belle lurette que plein d’antiques célébrités ne seraient aujourd’hui qu’illustres inconnus. A noter que d’ailleurs, la notion d’heure brève  est une des plus durables ; sans parler de celles du plaisir, les longues heures d’ennui, un jour, ne semblent pas avoir été moins fugitives que d’autres, ni même les interminables heures de la douleur, puisque les hommes ont pu se figurer l’Enfer, sans doute par besoin d’infini, d’absolu, serait-il dans le Mal. Il n’y a même plus d’heures dans le recueil, à vrai dire, mais des entre-deux heures plutôt, ou entre-deux séries d’heures, fin de l’une et début d’une autre, des seuils, du genre du crépuscule, ou de l’aube, ou du pont sans cesse passé entre hier et demain, l’immédiat présent toujours, quoi ! C’est peut-être pourquoi les pièces du recueil sont encore tellement méconnues, voire totalement ignorées, car ainsi elles existent à peine, elles ne sont presque rien, comme si elles illustraient — forcément avec transparence — l’ancienne sagesse des peuples : « Avant l’heure ce n’est pas l’heure, après l’heure ce n’est plus l’heure ». Puisse la tentative pour les faire connaître alléger tant soit peu le temps, et ce soir, également, faire passer aux curieux deux heures comme si de rien n’était, ou presque !…

Alain Enjary


Six personnages en quête d’auteur – présentation

Conception graphique Loïc Loeiz Hamon

SIX PERSONNAGES EN QUETE D’AUTEUR, de Pirandello. Version française Arlette Bonnard et Alain Enjary. Mise en scène et scénographie Arlette Bonnard. Décor et costumes Loïc Loeiz Hamon. Lumières Eric Fassa. Production Centre Dramatique de La Courneuve. Collaboration artistique AMBRE. Création le 8 janvier 1997. Centre Culturel Jean Houdremont, La Courneuve.  Avec Marc Allgeyer, Arlette Bonnard, Dominique Brodin, Jeanne David, Alain Enjary, Damiène Giraud, Maria Gomez, Hélène Jupin, Christian L’Habitant, Stephanie Liesenfeld, Jean-Philippe Lo Crasto, Jean-François Maenner, Jean-Luc Mathevet, Jean-Pierre Rouvellat, et les enfants Léonie Bourlon, Ludovic Delangle, Nicolas Duchesne, Bilitis L’Habitant.

Depuis bien des années (mais c’est comme si c’était depuis hier), au service de mon art est une petite servante à l’esprit très éveillé, et néanmoins toujours neuve dans le métier.
Elle s’appelle Imagination…

Et bien, ma petite servante Imagination a eu, il y a pas mal d’années, la méchante inspiration — ou le malencontreux caprice — d’amener chez moi une famille complète, pêchée je ne sais où ni comment mais dont, selon ce qu’elle croyait, j’allais pouvoir tirer le sujet d’un magnifique roman.

Quel auteur pourra jamais dire comment et pourquoi un personnage est né dans son imagination? Le mystère de la création artistique est le mystère même de la naissance naturelle.

Je puis dire seulement que, sans avoir connaissance de les avoir cherchés si peu que ce soit, j’ai trouvé devant moi, si vivants que j’aurais pu les toucher, si vivants que j’aurais même pu entendre leur respiration, ces six personnages qu’on voit maintenant sur la scène. Et ils attendaient là, présents, chacun avec son tourment secret et tous unis par l’origine et l’embrouillamini de leurs aventures réciproques, que je les fasse entrer dans le monde de l’art, en composant avec leurs personnages, leurs passions et leurs histoires un roman, un drame ou au moins une nouvelle.
Nés vivants, ils voulaient vivre.
Or, il faut savoir qu’il ne m’a jamais suffi, à moi, de représenter une figure d’homme ou de femme quelque spéciale et caractéristique qu’elle fût, pour le seul plaisir de la représenter; de raconter une histoire particulière, gaie ou triste, pour le seul plaisir de la raconter; de décrire un paysage pour le seul plaisir de le décrire.
Il y a des écrivains (et ils sont nombreux) qui éprouvent ce plaisir et, ainsi comblés, ne cherchent rien d’autre.
Mais il y en a d’autres qui, en sus de ce plaisir, ressentent un besoin spirituel plus profond, en raison duquel ils n’admettent pas de figures, d’histoires, de paysages qui ne soient pas imprégnés, pour ainsi dire, d’un sens particulier de la vie et n’acquièrent pas par là une valeur universelle.
Pour moi, j’ai le malheur de faire partie de ces derniers.
Je déteste l’art symbolique, dans lequel la représentation perd toute évolution spontanée et devient mécanique, allégorie (…) faite pour la démonstration d’une vérité morale quelconque. Le besoin spirituel dont je parle ne peut s’en satisfaire (…). Un tel symbolisme part d’une idée; plus précisément, il est une idée qui se fait, ou cherche à se faire image; le besoin spirituel que j’ai évoqué cherche, au contraire, dans l’image, qui doit rester vivante et libre dans toute son expression, une signification qui lui donne une valeur.
Eh bien, j’avais beau chercher, je n’arrivais pas à découvrir cette signification chez ces six personnages. Et par suite, j’estimais qu’il ne valait pas la peine de les faire vivre.
Je pensais en moi-même: « J’ai déjà tellement affligé mes lecteurs avec des centaines et des centaines de nouvelles: pourquoi devrais-je les affliger encore avec le récit des tristes aventures de ces malheureux? »
Et, en pensant ainsi, je les éloignais de moi. Ou plutôt, je faisais mon possible pour les éloigner.
Mais on ne donne pas en vain la vie à un personnage.

Ils continuaient à vivre pour leur propre compte; ils choisissaient certains moments de ma journée pour reparaître en face de moi dans la solitude de mon bureau…

J’en ai eu, à un certain moment, une véritable obsession. Jusqu’à ce que, tout d’un coup, me traversât l’esprit la façon d’en sortir.
« Mais pourquoi, me dis-je, est-ce que je ne représente pas ce cas tout à fait nouveau d’un auteur qui se refuse à faire vivre certains de ses personnages, nés vivants dans son imagination, et le cas de ces personnages qui, ayant désormais la vie infuse en eux, ne se résignent pas à rester exclus du monde de l’art? (…) Laissons-les aller où vont habituellement, pour vivre, les personnages dramatiques: sur une scène de théâtre. Et voyons ce qu’il en résultera. »
C’est ce que j’ai fait.

Et voici que ce sens universel cherché en vain auparavant chez ces six personnages, eux, maintenant, montés spontanément sur la scène, ils réussissent à le trouver en eux dans l’excitation de la lutte désespérée que chacun mène contre l’autre, et qu’ils mènent tous contre le chef de la troupe et les acteurs qui ne les comprennent pas.
Sans le vouloir, sans le savoir, dans la bousculade de son âme surexcitée, chacun d’eux, pour se défendre des accusations de l’autre, exprime comme étant la passion et le tourment qu’il vit ce qui a fait pendant tant d’années le bourrèlement de mon esprit: la duperie de la compréhension réciproque, irrémédiablement fondée sur l’abstraction vide des mots; la personnalité multiple de chacun, selon toutes les possibilités d’être qui se trouvent en chacun de nous; et enfin le tragique conflit immanent entre la vie, qui est en continuel mouvement et changement, et la forme qui la fixe, immuable.
Luigi Pirandello (traduction Robert Perroud).


Six personnages en quête d’auteur – photos

Photos Dominique Debeauvais, Loïc Loeiz Hamon, Stéphane Kovalsky

Six personnages en quête d’auteur – presse

Les « Six personnages » ont trouvé au Centre dramatique de La Courneuve le lieu le plus approprié pour exalter le génie de Pirandello. Les « Six » ont été magnifiquement servis par une compagnie constituée de dix-huit acteurs, six comme « personnages », les autres comme « acteurs » d’une pièce qui ne sera jamais représentée. La mise en scène est d’Arlette Bonnard, qui est aussi actrice et qui, avec Alain Enjary, acteur et dramaturge, a fait une nouvelle traduction en français. Il en résulte un spectacle admirable parce qu’il restitue l’esprit pirandellien sans intermédiaire, en respectant l’ »italianité », la « sicilianité », l’universalité du « père du théâtre moderne » (…)

Il y a eu plusieurs traductions des œuvres de Pirandello et des représentations parmi lesquelles, celles données par la prestigieuse Comédie Française. Impeccables, mais… françaises ! Comment Arlette Bonnard et Alain Enjary ont-ils fait pour que se joue dans un excellent « français » un texte de Pirandello au son tellement italien ? (…)
Les mots épousent les mouvements scéniques qui sont rapides, impétueux dans la succession d’événements qui, comme toujours chez Pirandello, sont racontés de manière allusive, devenant magiquement réels. Ada Carella, GIORNALE DI BRESCIA.

Maurice Denis – journal intime

Auto-portrait de Maurice Denis devant le Prieuré

MAURICE DENIS, MÉMOIRE INTIME, d’après Maurice Denis. Choix de textes et mise en scène Arlette Bonnard et Gloria Magar. Production Musée du Prieuré et AMBRE. Créé le 30 mars 1996 au Musée du Prieuré, à Saint-Germain-en-Laye. Avec Arlette Bonnard. Reprise  le 20 mai 2006.

Depuis le symbolisme, le travail de l’artiste est devenu plus subjectif que jamais. Toute émotion peut devenir sujet de tableau. Dès lors les vingt-quatre heures de chaque jour ne suffisent pas à les noter toutes, ces émotions… La vie se passe à tenir une sorte de sténographie des sensations quotidiennes.

Remarqué qu’on s’habitue même aux pires émotions, et que c’est un bien immense pour la vie.
Je souffre à la pensée de me distraire, qu’il faut passer le temps, se distraire.
Nous avons été plus loin que nos devanciers dans notre application à pénétrer l’expression de la nature, de même aussi notre dépendance vis-à-vis de nos émotions est plus complète, plus douloureuse.

Pour moi, le travail de situer dans une forme aussi simple, aussi claire et aussi noble que possible une émotion contingente, personnelle, vécue, ce travail est le plus passionnant qui soit. C’est l’effort traditionnel de l’artiste depuis que la conscience de l’individu s’est faite le centre de tout. Arriver à une expression générale d’une émotion particulière.
« Le grand homme n’aspire qu’à se faire banal », dit Gide.


Singulière soirée chez Vollard. Dîner exotique, de cuisine épicée, qui s’achève dans les propos les plus débraillés. Ma voisine, poétesse lesbienne, veut me faire marcher sur la religion, je la fatigue d’ironie.

A la porte dans la rue Laffitte, les camelots annonçaient les 150 blessés de la Bourse du Travail, émeute toute proche de nous dont personne n’était ému, et qu’on accueillait, au sortir du gala de l’Opéra, par la plus froide indifférence.

Cézanne dit : « Comment obtenir la lumière, les reflets, par quels contrastes? C’est le gris qu’il faut trouver. La lumière n’est pas une chose qui peut être reproduite, mais qui doit être représentée par autre chose, par des couleurs. J’ai été content de moi lorsque j’ai trouvé ça ».


La notion du soleil. L’impressionnisme a vécu du soleil. Le néo-impressionnisme l’a mis en coupe réglée : violet, jaune, orange, bleu, impossible de sortir de là. Gauguin, pas plus que Puvis de Chavanne n’a tenu compte des effets de lumière solaire autrement que pour en tirer des moyens de composition, enfin de la poésie. Les jeunes à la suite de Vuillard sont arrivés à se débarrasser de tous les préjugés scientifiques ou pseudo-scientifiques sur les contrastes de couleur nécessaires à la peinture du soleil, ils expriment le soleil par des moyens capricieux. De ce caprice renaît la variété, et voilà la poésie, et aussi le soleil, dont la notion devenue si confuse, cesse d’être le Dieu unique de la peinture moderne.

Degas n’a pu rester sur l’estrade, il s’est retiré dans le salon d’entrée. Je le trouve appuyé au piano, je lui apporte une chaise. Degas me dit qu’il est venu près du piano pour se glisser par derrière et pisser là contre, qu’à son âge on a des besoins irrésistibles.

L’idée de noblesse est assurément nécessaire dans le jugement d’art, elle est difficile à définir, elle est tout de même un élément important.


Le goût est peu de chose pour un homme d’imagination qui est maître de ses moyens. Nous attachons tant d’importance au goût. Le goût, c’est une simple décence, rien de plus.


12 août 1915
Entrée au Prieuré. Je suis charmé par la lumière, la douceur, la gaîté grave de cette maison ainsi transformée et comme toujours en remerciant Dieu, je m’inquiète de ce bonheur obtenu…


Extraits de « Maurice Denis, mémoire intime »

Le gardien d’octobre

LE GARDIEN D’OCTOBRE, d’Alain Enjary. Mise en scène Daniel Muret. Production Municipalité, Musée de Courbevoie et AMBRE. Créé le 3 Octobre 1994. Musée Roybet-Fould de Courbevoie. Avec Daniel Muret.


Un enfant frappe à la porte du Musée. Pas de réponse. Il frappe plus fort. Pas de réponse. Non plus quand d’autres s’y essayent. Ils s’y mettent à plusieurs. On entend dans les profondeurs une voix d’homme qui se rapproche :

— Qu’est-ce qu’il y a?… Et alors?!… Voilà! Voilà!… Qu’est-ce qu’il y a?… Du calme, du calme!…

On entend la porte s’ouvrir, et l’homme bougonner. Elle s’entrebâille. Il passe la tête.

— Et alors, où vous croyez-vous?… Je ne sais pas où vous vous croyez, en tout cas ce n’est pas ici!… Bonjour, bonne nuit!…

Il retire sa tête, et referme la porte. Et les enfants doivent frapper de nouveau. La porte s’entrouvre et l’homme passe la tête.

— Je vous ai dit que ce n’est pas ici! Vous cherchez peut-être l’école, ou le gymnase, ou la Mairie, la gare ou une boulangerie, un cinéma, ou savoir quoi, mais ce n’est nulle part de tout ça!… Bonjour, bonsoir, et bonne nuit!…

Il se retire de nouveau et referme la porte. Il faut que les enfants frappent encore une fois. La porte s’ouvre, et l’homme se glisse sur le seuil. Il est enveloppé dans une grande couverture. Il regarde les enfants. Silence.

— Trois fois!… Hein? Trois! N’est-ce pas?… Vous vous êtes rendu compte que vous avez frappé trois fois?!… Vous étiez au courant?!… Que si on frappe trois coups je suis forcé de sortir?! Et pire : de vous faire entrer?! Vous l’avez deviné?… Ou bien une grande personne a trahi le secret?!… Je ne veux pas le savoir! Que vous ayez frappé les trois coups par hasard, ou exprès, ça revient au même! On n’a plus le choix maintenant, ni vous, ni moi! Vous avez remarqué que j’ai fait ce que j’ai pu pour vous décourager. C’est mon métier. Je suis gardien, alors je garde. Il y a toujours des gardiens dans des endroits comme celui-là, ou des guides. Vous savez pourquoi?… Bien sûr pour protéger les choses qu’il y a dedans – qu’on ne les emporte pas, qu’on ne les abîme pas – ou bien pour expliquer et pourquoi, et comment, et quand! Mais parmi les gardiens et les guides de musées, de châteaux, de monuments, etc, comme celui-là, il y en a qui font partie de la « Brigade Spéciale Secrète », comme moi. Et ceux-là, ils ne sont pas là pour expliquer, ou protéger les objets, mais les gens, des dangers qu’ils courent là-dedans, au besoin les décourager d’y pénétrer. Seulement si on frappe les trois coups, comme vous, on se retrouve comme Ali Baba quand il dit « Sésame, ouvre-toi! » : ça s’ouvre, on entre, et puis voilà! Moi, en tant que gardien je ne peux plus rien faire, sauf vous accompagner dans cette aventure, et vous mettre en garde des risques. Quels risques?!… Regardez tout autour de vous. Qu’est-ce que vous voyez?…

Les enfants répondent peut-être « ceci », « cela », et le gardien reprend :

— Il y a de l’espace, d’abord, voyez l’espace, il se déploie, il s’étend, comme une grande couverture (il montre avec la sienne), où on peut circuler, marcher, courir, construire, se reposer, facilement. Mais si on était à la montagne, ce serait comme si la couverture était toute repliée, mise en boule, en paquet, avec des creux, des bosses, des pics qui rejoignent le ciel, des ravins où le vide va à perte de vue, il faudrait faire très attention aux endroits où on met les pieds, les mains, garder toute sa tête, avoir le coeur bien accroché, et regarder de tous ses yeux! Eh bien, imaginez que ce soit pareil pour le temps. Le temps s’étend aussi comme une grande couverture, un tapis, tout à l’heure, c’était la nuit, et vous dormiez dans votre lit, et puis le temps s’est déroulé, voilà que vous étiez levés, que vous avez déjeuné, que vous êtes sortis, et il s’est déroulé encore, vous êtes ici maintenant, vous êtes comme vous êtes, pourtant encore avant, – là sur la couverture – vous étiez des bébés, et encore avant c’était moi qui étais un enfant. Mais imaginez que le temps, comme l’espace à la montagne, se plie, se mette en boule, s’entasse par moments, il faudrait être très prudent, on pourrait glisser dans un trou de passé, ou déclencher sur notre tête une avalanche d’avenir, ou se perdre dans les nuages, le brouillard, les tempêtes, sans savoir où se trouve aujourd’hui et demain, hier, bientôt, tout à l’heure, ou jadis, avant, après, ou maintenant. Or il y a des endroits, comme celui-là, où on conserve des tas de choses du passé pour qu’elles durent maintenant et longtemps après, des choses justement qui ont été faites exprès pour que le temps ne s’étende plus tout à fait comme d’habitude. Donc dans ces endroits-là, le temps, il est plié, concentré, mis en boule, en tire-bouchon, d’où le danger. Remarquez qu’il n’y a pas souvent d’accident, mais on doit se montrer attentif malgré tout. Et puis même si on glisse un moment en dehors de notre temps présent, – le temps réel, si vous voulez – ce n’est pas forcément grave, au contraire, quelquefois il est intéressant et même très utile d’avoir perdu son temps. Vous connaissez l’histoire d’Alice, la petite fille, qui, en rêve, est passée de l’autre côté du miroir. Eh bien, elle en est revenue, et je peux vous dire que plein de gens aimeraient bien avoir vu ce qu’elle a vu là-bas!… Sans parler de tous ces savants qui n’auraient jamais inventé tout ce qu’ils ont inventé, s’ils n’avaient pas été distraits par moments, – distraits, autrement dit ôtés, extraits, enlevés du temps ordinaire. Je suis là avec vous d’ailleurs, vous ne devez pas avoir trop peur. De toute façon, maintenant, on va entrer.

Il entrouvre la porte, regarde à l’intérieur, on entend une voix chanter. Il referme la porte.

— Un instant! Elle chante! Ce n’est qu’une statue. Mais avec un peu trop d’imagination, il arrive qu’on l’entende chanter. Mieux vaut pas.

Il entrouvre la porte, on entend la voix, il referme. Silence. Il regarde les enfants. Il se décide à rouvrir. On entend la voix. Il passe la tête à l’intérieur. On l’entend parler, on ne comprend pas bien ce qu’il dit, peut-être quelque chose du genre :

— Il vaudrait mieux que tu te taises. Il y a toute une bande d’enfants, qui veulent entrer, inutile de les troubler, tu sais qu’ils ont en général plus d’imagination que les grandes personnes, ce qui est un avantage, mais on ne doit pas en abuser, c’est une responsabilité… J’étais sûr que tu comprendrais.

La voix s’est tue. Il revient aux enfants.

— Voilà! Tout est en ordre, en tout cas dans l’entrée, vous pouvez entrer. Mais essayez de rester calmes.

Il leur ouvre la porte et passe avec eux. Le groupe se trouve dans l’entrée, porte fermée.

Premières pages du « Gardien d’octobre ».


Le gardien d’octobre – photos

La source – présentation

LA SOURCE, écriture, mise en scène, scénographie, musique Arlette Bonnard, Alain Enjary, Christian Maire et une classe d’enfants, en collaboration avec Pierrette Maire, enseignante. Créé le 27 Juin 1994. Collège Romain Rolland, Sainte-Geneviève-des-Bois. Production Éducation Nationale et AMBRE. Avec 26 enfants de Cours Moyen 2e année.

Pendant une année scolaire entière, tout en respectant « le programme » officiel de la classe de CM2 dans toutes les matières, l’enseignante l’a organisé à partir d’un seul thème : l’eau, qui ainsi, si on peut dire, a drainé les multiples apprentissages (scientifique, mathématique, littéraire, etc.) sur un axe très concret, à la fois unique et ouvert. Elle ne pouvait envisager ce projet pédagogique qu’avec une intervention extérieure très active et concernée. Celle-ci s’est faite à trois : auteur (et comédien), metteur en scène (et comédienne), musicien (et compositeur), ce dernier apportant des instruments originaux construits sous sa direction par des élèves d’un collège d’enseignement technique.

Parallèlement aux cours, sur ce même thème, semaine après semaine, en présence de l’enseignante, nous avons travaillé avec les élèves l’écriture, la mise en scène, le jeu, la musique d’une pièce qu’ils auraient la responsabilité et le plaisir de représenter plusieurs fois en public à la fin du troisième trimestre. Exercices, improvisations, jeux, débats, réécritures, répétitions, exigences et rigueur d’un résultat que nous avions tous à atteindre. Bien au delà d’une « animation », et même d’une simple notion d’« atelier », il s’est agi, en assumant les contraintes particulières à l’expérience, d’une véritable recherche et d’un acte artistique, et bien plus qu’une récréation, d’une vraie création, ou chacun des 26 élèves avait un rôle à la fois individuel et choral.

Le sujet de la pièce : quelques personnages — minéraux, végétaux, animaux, humains, dans une attente inquiète, autour d’une source tarie. Puis l’arrivée de l’eau dans tous ses états, sous toutes ses formes, par toutes ses voies, de toutes ses provenances, aériennes, souterraines, chaudes, froides, proches ou lointaines, lumineuses ou obscures. L’eau unique et diverse par ses origines, ses parcours, ses manifestations, ses métamorphoses, ses « expériences intimes » — matière à interprétation anthropomorphique et personnelle par différents enfants, venant se rassembler, pour finalement constituer un chœur, avec les personnages, divers aussi, qui l’attendaient. L’ensemble étant accompagné d’éléments musicaux également assurés par les élèves.

À la réussite concrétisée de cette aventure, qu’on peut qualifier d’humaine et poétique, et dont le témoignage dans ce sens du public présent aux représentations a confirmé, si besoin était, celui de l’enseignante et le nôtre, il faut ajouter que tous les enfants de la classe sont passés en sixième sans problèmes ; quelques-uns d’entre eux, « à la traîne » sur le plan scolaire, l’un en particulier depuis plusieurs années, reprenant sans doute une certaine confiance en soi et un nouvel intérêt à la connaissance par cette sorte de mise en pratique — littéralement : cette expérience — et ce léger déplacement de valorisation personnelle au sein du collectif, se sont trouvés très visiblement transformés et « réintégrés ». Nous avions déjà pu constater des phénomènes semblables à l’occasion d’autres interventions de ce genre, même plus sommaires. Ils ne vont pas forcément de soi ; ils sont liés au travail théâtral et au travail pédagogique proprement dits, ainsi qu’à l’attitude particulière des praticiens, qu’il est plus difficile de formuler. En tout cas, en l’occurrence, et aux dires des parents, les enfants ont rarement été chaque jour à l’école avec autant de facilité, et même d’impatience, que durant toute cette année scolaire.

La source – photos