Deux Tchékhov – extrait de presse

Quelle excellente idée a eu la Scène Nationale avec ses soirées théâtre autour de pièces courtes de Tchekhov en associant le talent de trois compagnies : le Centre Dramatique Poitou-Charentes et les compagnie Ambre et Pineau.
Un parcours déambulatoire dans trois lieux du centre d’animation de Beaulieu a permis de suivre une première version de l’Ours dans le hall du centre. Les comédiens (Alain Enjary, Claire Lasne et Richard Sammut) étant installés dans le public, celui-ci devenait même acteur du jeu.
Les deuxièmes parties de soirées se déroulaient sur la plateau de scène pour suivre Gilles Arbona, Hervé Briaux, Laurence Cordier, Sylvie Orcier et Patrick Pineau dans la Demande en mariage, le Tragédien malgré lui et une autre version de l’Ours.
Le public a pu ainsi comparer deux mises en scène totalement différentes de cette dernière pièce en un acte à partir du même texte traduit par André Markovicz et Françoise Morvan. Si la première version, mise en scène par Arlette Bonnard, a été réalisée avec le parti pris de l’humour, celle de Patrick Pineau a subi la suppression d’un personnage et était traitée en mélodrame. Preuve que Tchekhov joue très finement sur la limite entre la tragédie et la comédie.
Les soirées se sont terminées dans les rires grâce à l’excellent Alain Enjary dans la fameuse conférence sur les Méfaits du tabac. Marion Valière Loudiyi, CENTRE PRESSE


Deux petites pièces de Tchekhov aussi féroces que bouffonnes vous feront passer du bar à la salle des Fouriers.
D’abord l’Ours, un vrai travail de proximité avec le public, puis dans le même soirée, vous avez rendez-vous avec les Méfaits du tabac ; Alain Enjary habite le rôle avec son œil inquiet et une solennité loufoques. LE LITTORAL


Le Festival Contre-Courant bat son plein sur l’île de la Barthelasse avec des œuvres de qualité présentées à ciel ouvert. Lundi 14 juillet, à minuit passé, c’était l’Ours et Des méfaits du tabac, deux courtes pièces d’Anton Tchékhov, mises en scène par Arlette Bonnard.
L’Ours se joue devant et derrière nous qui sommes sur des chaises dont l’ensemble est disposé en carré devant une petite scène revêtue d’un tapis de couleur chaude. Le mistral, furieusement présent ce soir-là, pouvait donner idée des steppes venteuses de la Russie de Tchékhov. L’Ours, personnage typique de la littérature russe, buveur, noceur, propriétaire terrien, soldat à la retraite, butor et cœur d’or, est interprété avec une belle verdeur par Richard Sammut. La jeune veuve inconsolable à qui il vient réclamer une traite impayée, c’est Claire Lasne-Darcueil, en fine mouche aux yeux clairs qui ne s’en laissera pas compter. L’irruption de ce bonhomme mal léché chez cette femme qui semble de prime abord fragile pourrait tourner court avec le renvoi du rustre une fois la dette acquittée. Cela finit bien. Les spectateurs sont souvent pris à témoin. Ils sont même mieux informés que le valet (Alain Enjary) ébahi de la veuve.
Autre pièce brève, Des méfaits du tabac
, jouée par le même Alain Enjary sur une estrade bancale.
Ce personnage du petit fonctionnaire dominé par sa maîtresse femme d’épouse n’a trouvé pour seule issue hors carcan conjugal que de s’improviser conférencier à la petite semaine. D’entrée de jeu, il avoue le caractère pseudo-scientifique de son discours sur la nocivité de l’action de fumer. Insensiblement, il se met à prendre le public à témoin de sa vie dérisoire et se confesse purement et simplement. Ces deux pièces pleines de verve et de tendresse ont été écrites dans une Russie où le servage venait à peine d’être aboli.
Elles nous touchent pourtant comme si elles avaient été conçues aujourd’hui. M.S. L’HUMANITE


Salle Le Guen de la CCAS de Kaysersberg, une représentation théâtrale  sous le signe de la dualité …
La mise en scène d’Arlette Bonnard, de la compagnie Ambre, choisit de placer les comédiens au cœur du public, qui est assis en cercle autour d’une scène improvisée, mais la présence et le talent des acteurs laisse intact la magie de la fiction. Dans l’Ours, une jeune veuve censément inconsolable doit affronter l’ire justifiée d’un macho qui a de quoi l’être : il a quitté 12 femmes et 9 l’ont abandonné… Mais devant l’aplomb orgueilleux, d’Elena, il résout malicieusement la question de l’égalité des sexes en la provoquant en un duel qu’elle accepte, à condition qu’il lui enseigne le maniement des pistolets… L’énergique présence scénique de Richard Sammut donne une admirable consistance à la noble présence mal élevée que Grigori Smirrnov entretient à la vodka, tandis que la douceur d’Emmanuelle Wion n’entame en rien sa détermination. Le couple donne un magnifique feu d’artifice.  La deuxième pièce change de ton avec le burlesque triste des Méfaits du tabac expliqués par le conférencier Ivan Nioukhine rebaptisé ici Nikotine  et qui donne à Alain Enjary l’opportunité d’un beau rôle de composition. Le pauvre Ivan, lui, a une femme, mais à la différence de celles de Maigret ou Columbo, elle ne suggère pas : elle ordonne. Et l’érudit contrarié qui enseigne dans l’institut familial les sciences, les mathématiques, l’histoire, le solfège, la danse… chasse les punaises et les souris, raconte en fait les vicissitudes qui ont ruiné sa santé et sa vie : il n’y a pas que le tabac… DERNIERES NOUVELLES D’ALSACE

8 heures à la fontaine (nouvelle version) – présentation


8 HEURES A LA FONTAINE d’Alain Enjary, nouvelle version, mise en scène et scénographie Arlette Bonnard. Collaboration artistique Christine Tiana. Lumières Eric Fassa. Production AMBRE. Créé au Regard du Cygne 75020 Paris, le 29 octobre 2004, reprise en 2005 au Local 75011, à Toulouse, en Poitou-Charentes ( Printemps-Chapiteau ), en 2006 à Avignon, à Fontainebleau, en 2009 à Ste Tulle, Avec Arlette Bonnard et Alain Enjary.


Rêve et conte

Il y a eu d’abord un rêve. De ces rêves, qui surgissent et passent comme des météores. Pas une rêverie à la dérive, ou un fantasme qui poursuit, ou un remue-ménage onirique de réalités quotidiennes. Un vrai rêve. Un rêve qui arrive. Mais si vite raconté, qu’on ferait peut-être mieux de le garder pour soi, pour ne pas rendre dérisoire l’expérience intime lumineuse que, même dans la mémoire, il continue de procurer. En d’autres temps, en d’autres lieux, pourtant, n’est-ce pas ce genre de songes, dont on ferait bénéficier la collectivité, comme d’une petite pierre précieuse, authentique, qu’on a trouvée, qui n’appartient à personne en particulier, et pourrait s’ajouter au fonds commun des mythes, voire des rites locaux, ou au trésor des contes, ou du moins rehausser l’un d’eux, s’enchâsser dans une des histoires qui appartiennent à tout le monde ?

Mais ici, aujourd’hui, comment communiquer l’enchantement initial et le savoir originel, que procurent les images naïves, c’est-à-dire premières, naturelles, rencontrées quelquefois telles quelles dans le Vaste Monde intérieur, des images d’un autre temps, ou plutôt d’un temps autre ? Bien que fugaces, inconsistantes, elles ont pourtant un caractère d’éternité, de plénitude. En effet, elles sont tout et rien, parce que paradoxales. Les contraires s’ajoutant, elles forment, chacune, une totalité, mais les opposés s’annulant, elles ne sont presque rien.

À la fois fraîches et ancestrales, si familières, qu’à les dire elles semblent banales, si étranges, qu’une fois traduites elles paraissent incongrues, ces images sont des symboles qu’on ne peut pas réduire à un sens (moral par exemple) ou à d’autres. Elles semblent vivre, de leur vie propre, dans des zones franches de l’âme, laquelle est désignée, de façon plus moderne, par son nom plus ancien : psyché — et vivre libres, justement, au-delà du domaine établi et régi par la psychologie, quelles qu’en soient l’étendue et les annexions.

Quant à l’émotion que génèrent ces images intactes, sauvages — même si on a peur, ou désire, si on pleure, ou rit, — on dirait qu’elle échappe un peu au registre sentimental, élargit la palette habituelle de ce qu’on éprouve ; elle aiguise plus qu’elle ne fait fondre, dynamise plus qu’elle ne submerge, apaise plus qu’elle ne provoque, suspend plus qu’elle ne bouleverse. Elle aussi est plus contrastée, en même temps physique, sensuelle, vigoureuse, voire puissante, et légère, intellectuelle, évanescente, pour ne pas dire spirituelle.

Peut-on transmettre ces images sans les dénaturer — pour qu’elles restent vivantes et libres dans l’imaginaire de chacun — sans leur attacher d’opinion, les lier à des explications, les charger de messages privés, les écraser sous ses fantasmes, les plier à sa volonté, même sa bonne volonté ? C’est, avec l’une d’elles, ce que tente de faire 8 heures à la fontaine. Au centre, il y a un rêve.

« Une femme et un homme échangent entre eux deux pierres, une blanche toute lisse, une noire sculptée de signes. »

Tout ce qui est avant, après, autour a dû être inventé, construit, écrit. Mais avec l’attention, la patience, le respect, la dose de plaisir ludique qu’on mettrait à développer une équation, un théorème dans leurs implications, ou une ligne mélodique dans les variations qui pourraient la précéder, la prolonger, de la manière la plus juste.

Conte et théâtre

Étant donné le registre, cela ne pouvait prendre qu’une forme : le conte. Mais il fallait absolument que ce soit une pièce de théâtre. Les deux genres sont peu compatibles. D’abord le conte s’attache bien moins à ce que sont et disent en détail les personnages, le théâtre étant surtout fait de ce qu’ils ressentent et expriment, au cours de leur évolution à travers conflits et questions, relations de tous ordres. Mais si on peut toujours espérer associer harmonieusement une action dramatique et l’action pure et simple, les deux genres semblent incompatibles de façon plus subtile, et cependant plus radicale. Le conte pose le postulat d’un monde différent où il y a des merveilles. Il faut qu’on y croie — comme au rêve avant qu’on se réveille — entre « il était une fois » et « ils eurent beaucoup d’enfants ». Il faut une part de décision, bien sûr, si on a quitté l’état d’enfance, pour accepter cette convention et accorder sa foi. Au théâtre aussi on fait le pari, provisoire, d’y croire. Ce pari peut tenir d’abord parce que le monde fictif, qu’on doit prendre un moment pour une réalité, ressemble à celui qu’on connaît ; jusque dans ses débordements et ses dérives fantastiques — monstruosité, héroïsme, déchaînement des circonstances, dérèglement de la folie — ce qui s’y déroule, non seulement ne heurte pas nos habitudes conscientes, mais encore, et pour cette raison, peut être reconstitué, pour ainsi dire recréé. Dans ce sens, le spectacle de n’importe quelles singularités ou aberrations, si étonnantes ou révoltantes soient-elles, reste plausible et accepté comme normal.

Lorsqu’il s’agit d’êtres et d’actions qui « par nature » ne sont pas du monde rationnel, et de traiter d’un univers où la conscience humaine n’est pas seule reine du réel — des fées, des animaux parlants, des monstres, des métamorphoses, d’un temps élastique, de l’eau de la vie — le théâtre dispose, pour recréer cet au-delà, d’une magie vite déjouée, ou d’emblée soupçonnée, même la plus perfectionnée. C’est une chose d’accorder sa confiance au conteur, qui parle directement à votre imaginaire, et une autre de croire aux masques, aux trappes, aux fumigènes, au « dieu venant de la machine ou des effets spéciaux ». On est émerveillé par le prestidigitateur, mais la question « comment il fait ? » alimente l’éblouissement. On sait bien qu’il y a une manipulation, une explication, sans doute très savantes, mais qui restent dans l’ordre. La magie du conte — et du rêve tant qu’on ne sait pas que c’est un rêve — est d’un autre ordre. Elle est la magie même. C’est elle qu’on admire, et non le magicien. Il vaut mieux : dans la « vraie » magie, comme dans la vraie vie, les plus graves dangers viennent de ceux qui usent des pouvoirs pour eux-mêmes et leur propre gloire, ou à la légère, à tort et à travers, en apprentis sorciers.

Le théâtre peut nuire aux contes, et aux images archétypiques en général, de ces deux manières différentes. Le premier risque est qu’il les rende insignifiants ou ridicules, renverse leur clarté native, en bêtise ou obscurantisme, à cause de la disproportion et de la balourdise des moyens employés ; le deuxième, au contraire, qu’il les étouffe, croyant bien faire, sous tout un déploiement de solutions techniques, ou les éclipse à son profit, par un savoir faire démiurgique, son habileté à produire des images illusoires, sa propre volonté de fasciner et de séduire. Ce qui émeut, transporte, alors, c’est le théâtre, pas le conte. Et si la représentation théâtrale prend ses distances avec l’illusion, démystifie ses artifices, avoue ouvertement ses conventions, elle peut, en dévoilant sincèrement ses charmes, trop se montrer, se démontrer, prendre encore trop de place, au détriment du conte. Tolkien, dans un de ses rares écrits « théoriques » sur la Faërie, constate que le théâtre ne crée pas de monde secondaire, parce qu’il est lui-même un monde secondaire, et qu’il est anthropocentrique. Ce serait donc par sa nature qu’il ne pourrait servir le conte, et hors les risques toujours possibles de devenir égocentrique.

Théâtre et rêve

Ces problèmes se sont posés d’abord dans l’écriture ; quels épisodes « merveilleux » pourraient, a priori, être traités sur scène, sans trop perdre de leur nature et leur magie premières ? Que devraient être les personnages pour qu’incarnés par des acteurs ils aient une chance de demeurer vraisemblablement fantastiques, en se démarquant suffisamment des habitudes, entre autres, de la psychologie régnante ? Quel langage parlent-ils, en même temps familier et assez légendaire, rythmé et musical, comme dans la tradition orale ? Quel récit dramatique permettrait de croire un moment, à l’existence de l’irréel, au-delà tout à la fois de la réalité et de l’illusion théâtrale ? Cette quadrature du cercle, qu’on ne prétend pas résoudre, peut sembler un défi gratuit. Il exprime pourtant une relation à l’utopie, qui dépasse largement le cadre de la recherche artisanale et artistique.

Puis, sous quelle forme transmettre ce texte, qui avant tout est une histoire ? Après qu’il ait été joué, sur scène, il nous a paru qu’on pouvait encore se rapprocher de son état d’esprit spécifique, en privilégiant l’écoute et l’intimité de l’imaginaire, que c’était l’occasion de questionner une fois de plus le rapport représentation – imagination. Le libre espace offert à tous par celle-ci subissant toujours les limitations imposées par celle-là, c’est peut-être aussi l’occasion d’affronter carrément le paradoxe d’un théâtre sans représentation, qui serait quand même du théâtre ! Un travail complexe pour atteindre à la plus grande simplicité. Peut-être une façon de revenir aux sources (8 heures à une fontaine légendaire, 1 heure à celle du théâtre), juste avant, ou juste après que le conteur laisse la place à deux acteurs, — par exemple au moment où Ulysse, dans sa propre histoire, racontée par l’aède, prend lui-même la parole pour dire le Cyclope, Calypso, Circé, les Sirènes, Charybde, Scylla, etc…Où la voix du conteur se confond, sans acrobaties, avec celle de son personnage, qui devient lui aussi conteur, où l’auditeur commence à être un spectateur, sans devenir voyeur, sachant que les personnages ne peuvent se réduire à aucune interprétation, les évènements rapportés à aucune représentation… Qu’il s’agit de choses autrement réelles que la réalité, et que pour préserver l’intégrité du rêve au fond de chaque individu venu pour le partager, moins il y a d’artifices, mieux c’est. Une façon peut-être aussi de refaire l’expérience irremplaçable de l’enfant, qui, sorti un moment de l’inextricable fouillis des images du monde extérieur, tandis qu’on lui conte une histoire, court l’aventure de son vaste monde intérieur, à l’abri sous ses couvertures…

Alain Enjary



8 heures à la fontaine – photos

Conception graphique et photos Raphaële Enjary

8 heures à la fontaine – extraits de presse

C’est dans le décor champêtre d’un jardin de Villeneuve-lez-Avignon, propice au calme et au vagabondage de l’esprit que la compagnie Ambre a choisi de jouer 8 heures à la fontaine, tous les soirs à la tombée du jour.
Elle a trouvé une place qui n’est pas sans risque, légèrement à l’écart de la foule des grands et des petits spectacles, mais qui correspond parfaitement à leur proposition théâtrale. La cohérence de leur projet passe par là : trouver des solutions, plus profondes, sobres, juste suggérées, qui transforme la relation au public et le fait rêver. « De ces rêves qui surgissent et passent comme des météores. Pas une rêverie à la dérive, ou un fantasme qui poursuit, ou un remue-ménage onirique de réalités quotidiennes, commente Alain Enjary, auteur et comédien. Un vrai rêve, un rêve qui arrive ». Le conte de fées s’y prête.
Un homme et une femme échangent entre eux deux pierres, une blanche toute lisse, une noire sculptée de signes. Métamorphoses, écroulements, déluge, malédiction et rédemption, relativité du temps, rencontre aussi dangereuse qu’amoureuse… D’autres choses encore se déroulent en huit heures, et une heure de spectacle…
Des symboles
Un rêve, un conte, presque un mythe, à deux voix et deux personnages, pour tenter de passer dans un autre temps ou simplement passer le temps. Qui pose de façon fantaisiste et agréable, très poétique, les grands thèmes de la vie : la quête, l’attente, l’espoir, l’absolu, l’évasion, la consolation… Et a le mérite de rassembler des spectateurs de tous les âges. Car « de toutes ces choses, les personnes plus âgées, en règle générale, n’en ont-elles pas plus besoin que les enfants ? » Le conteur peut le faire en laissant la place aux spectateurs d’imaginer leurs propres rêves.
C’est dans ce sens, du théâtre populaire. Une tentative pour retrouver une littérature primitive.Parallèlement aux représentations, Ambre a réalisé une édition du texte illustrées de gravures originales. L’on peut se la procurer après le spectacle en s’attardant autour d’un pot offert par la propriétaire ou pour échanger des impressions avec les comédiens. J. A., LA PROVENCE.

printemps-sans-chapiteau

« 8 heures à la fontaine » et à l’ombre des châtaigniers.

Le Printemps (sans chapiteau) perturbé par l’été précoce installé en gâtine, a su s’adapter aux conditions quasi caniculaires de ce dimanche de juin. Initialement prévu dans la bergerie de « La Chagnée » l’histoire écrite par Alain Enjary, mise en scène par Arlette Bonnard, et jouée par eux « 8 heures à la fontaine » s’est déplacée à quelques centaines de mètres à l’ombre dans le camping du même lieu.
Il faut d’autant plus saluer la performance des techniciens et des acteurs. Les premiers ont mis en place en moins d’une heure le théâtre improvisé et les seconds ont dû faire preuve d’une concentration maximum sans l’aide des projecteurs pour faire passer la magie de cette magnifique histoire.
Un conte où deux pierres, une blanche et une noire, gardiennes de la joie et de la paix du monde visible et invisible sont séparées et provoquent ainsi de grands bouleversements. Enfin rassemblées par la rencontre d’un homme et d’une femme, les pierres permettront le retour de la quiétude et de la sérénité.
Dans un spectacle sans artifice qui privilégie l’imagination, entre théâtre et conte, Alain et Arlette, ont su entraîné le public dans leur monde fantastique. LE COURRIER DE L’OUEST.

Conte philosophique, féerie, magie du verbe, spiritualité… Les cartésiens purs et durs ne pouvaient que rester au bord du chemin devant ce spectacle « Huit heures à la fontaine » dans le cadre de l’inauguration du Théâtre Henri Fluchette. Dans un dialogue où l’imagination règne au détour de chaque phrase, ce conte a plongé le spectateur dans un univers à la fois poétique et de questionnements existentiels :
« Milfrène : Quel est ton nom ? Lui : En naissant j’ai failli mourir, il fallait trouver un parrain, quelqu’un qui me donne un nom, vite… pour que j’existe un petit peu. Si on n’existe pas un peu, on ne peut pas bien mourir, c’est logique. Une minute et un nom suffisent, après on peut partir tranquille… »
Les voix sobres et claires d’Arlette Bonnard et Alain Enjary, lui-même auteur du conte, résonnaient comme une musique entraînant celui qui veut bien entreprendre le voyage… La présentation très épurée de l’ensemble fait bien ressortir la dimension spirituelle du texte. D. J., LA MARSEILLAISE.

8 heures à la fontaine – le livre

Le texte de 8 heures à la fontaine — gravures sur bois d’Olivier Philipponneau, conception graphique de Raphaële Enjary — a été édité par AMBRE. Il est disponible au prix-éditeur de 12 euros .


Olivier Phillipponeau. Raphaële Enjary.

8 heures à la fontaine – animation

Dans le cadre de la tournée en milieu rural organisée par le Centre Dramatique Poitou-Charentes, 8 heures à la fontaine est parfois représenté pour un public d’enfants. Dans ce cas, une intervention dans les classes est proposée aux enseignants :

I­— La présence, dans la classe, de gens de théâtre (acteurs, metteurs en scène, auteurs) nous est souvent apparue particulièrement utile et agréable (pour les enfants, les enseignants, et les praticiens que nous sommes) lorsqu’elle permettait de découvrir ou confirmer par l’expérience, même de façon très simple et ponctuelle, le lien essentiel entre l’écrit et l’oral. Il est important de conserver ce lien, comme celui aussi entre l’abstrait et le concret, le virtuel et le réel ; cela permet au moins de les situer à leurs places respectives et d’éviter des amalgames qui deviennent néfastes s’ils sont trop inconscients.

L’absence de ce lien, peut-être, est en grande partie responsable des difficultés que beaucoup d’enfants, de jeunes gens et de moins jeunes ont avec la lecture (incompréhension, ennui, désaffection, etc.). La lecture à voix haute ou la « récitation » ne pourraient pas être ânonnées, totalement plates, ou « chantonnées », si le lien avec la réalité des images et du sens transmis par le texte écrit, s’établissait suffisamment. Avant les mots, il y a les réalités extérieures et intérieures qu’ils recouvrent. Avant la ponctuation, l’articulation des propositions, la structure de la phrase (quel que soit le nom qu’on leur donne, l’analyse qu’on en fait), il y a la respiration nécessaire à la parole et le rythme naturel ou recomposé de la pensée ou de la fantaisie. Il y a la « présence d’esprit » : conscience, imagination, mémoire corporelle et affective, etc. Or, c’est de cela qu’il est question : être présent à ce qu’on dit, lit ou redit, récite, ici, à ce moment-là, et qu’en principe, on est censé communiquer à d’autres, partager avec d’autres. Il ne s’agit pas de se montrer acteur (au sens professionnel, ni amateur du terme), mais de trouver le déclic, ne serait-ce qu’une fois, grâce auquel, tout à coup, ce qui sur le papier paraît d’abord abstrait, passé et étranger devient un tant soit peu concret, présent et simple.

Dans beaucoup de cas, selon nous, qu’on soit enfant, adolescent, adulte, il suffirait de peu de choses pour dire ou lire à haute voix, de façon assez claire et agréable, un texte — assez pour en faire partager le sens et les images, pour en restituer une certaine fraîcheur d’invention, et intéresser l’auditeur. Il est plus naturel qu’on croit de se mettre soi-même en communication avec un texte écrit, pour l’animer et le communiquer aux autres.

Nous proposerons donc aux enfants ou adolescents un travail simple qui permette d’approcher ce résultat, même de façon très éphémère (puisqu’il s’agira d’un passage d’une ou deux heures dans la classe). Une expérience, même fugitive, laisse des traces ; quelle que soit son intensité, si on parvient à y toucher, elle aura au moins le mérite de montrer que « c’était possible ». Et elle se fait dans les deux sens : du côté de celui qui dit et du côté de ceux qui écoutent.

II — Une « crise de la lecture » irait de pair avec une « crise de l’imaginaire ». On sait bien la présence actuelle de l’image, en puissance et en quantité, qui impose à tout le monde, aux enfants en particulier, un imaginaire tout fait. Même si, au nom du progrès, on trouve nécessaire qu’elle ait cette importance, il est indispensable aussi de préserver des zones libres à l’imagination (de même qu’à la pensée) individuelle et spontanée — naturelle. Le théâtre, comme la lecture, ménage de ces plages : des espaces et des temps de liberté intérieure. Le spectacle « 8 heures à la fontaine » que nous présenterons, parmi d’autres, cette année va dans ce sens. Il tente d’intéresser et de faire rêver, en se passant autant que possible des images, des sons, des rythmes, etc., qui tendent à nous faire oublier tout un monde en nous-mêmes, qu’il suffit de peu de chose, parfois, pour éveiller.

Notre présence dans la classe se fera également dans cette deuxième perspective, en rapport avec le spectacle : aider, un tant soit peu, les enfants à prendre confiance dans leur propre imagination, par l’expérience qu’ils peuvent en faire, ne serait-ce qu’un instant, et à trouver, puis partager, même si cela semble difficile, quelques images, sensations, fantaisies qui ne doivent rien à la télévision, au cinéma, aux jeux électroniques, ni à une vision trop convenue du quotidien.

Une préparation de notre venue en classe par le maître ou la maîtresse est, bien sûr, à prévoir lors de notre rencontre avec eux, et fera sans doute l’objet d’un dossier pédagogique assez simple.

Alain Enjary
Arlette Bonnard

Deux lettres assez longues, personnalisées, qui s’adressent directement aux enfants, peuvent leur être lues par l’enseignant, à quelque temps de distance, et faire l’objet de discussions dans la classe. La première évoque sur le mode familier, à partir des caractéristiques du théâtre en général, et du spectacle qu’ils vont venir voir en particulier, ces relations à l’imagination active personnelle, à la « magie » des représentations intimes, à la lecture, au rêve et leur nécessité pratique, vitale… La seconde lettre, annoncée pour un peu plus tard dans la première, donc plus ou moins attendue par les enfants, raconte d’abord l’écriture de 8 heures à la fontaine, développée à partir d’un « vrai » rêve, présentant une seule situation (l’échange des pierres), un rêve très bref, mais impressionnant, fulgurant (« numineux », dirait C. G. Jung), puis propose un « jeu » :

(…) Le rêve — vous avez entendu — se raconte en quelques secondes, alors que maintenant l’histoire, où, à un moment donné, une femme et un homme s’échangent deux pierres, dure un peu plus d’une heure. On espère que vous serez curieux de savoir tous les détails.

En attendant que nous venions vous voir dans la classe, voilà le jeu que nous vous proposons : est-ce que vous pourriez essayer, vous aussi, d’inventer des détails supplémentaires à ce rêve ? Est-ce que vous pourriez essayer d’imaginer pourquoi ce rêve a semblé si magique ? Qui pourraient bien être cet homme et cette femme, ou ce garçon et cette fille ?  Est-ce que ce sont des humains ordinaires ? Y en a-t-il seulement un qui est humain, et pas l’autre ? Est-ce qu’ils se connaissent depuis longtemps, ou viennent-ils seulement de se rencontrer ? Comment sont-ils arrivés là ? Que pourraient bien être ces pierres qu’ils échangent, et qui ont l’air merveilleuses ?  À quel endroit se passe la scène ?… Vous pouvez encore vous poser plein de questions et vous amuser à y répondre. Ce qui est un peu bizarre, mais qu’on trouve intéressant dans ce jeu c’est que chacun peut se poser les questions qui lui viennent et donner les réponses qui lui plairaient le plus. Personne ne peut avoir faux !

Bien sûr, il y a quelques règles, comme à n’importe quel jeu. La principale, c’est de ne pas copier exactement sur ce qu’on a vu à la télévision ou au cinéma pour imaginer les questions et les réponses. Il vaut mieux attendre que ça vienne, ne pas s’inquiéter si ça ne vient pas. Il ne faut pas se forcer. Mais plutôt penser de temps en temps, tranquillement à cette scène et laisser aller son imagination, son goût, ses envies. Une autre règle, puisque l’histoire a l’air de se passer dans un monde enchanté, c’est de croire que cet autre monde puisse être vrai, à sa façon, comme quand on rêve — vous vous souvenez ? — on croit que le rêve est réel : pas la peine de s’obliger à inventer n’importe quoi juste parce qu’il s’agit d’un monde fantastique, ou que c’est rigolo ! Il est donc préférable d’avoir un peu de patience, pour trouver des détails qui ont l’air sérieux même s’ils sont extraordinaires, drôles ou amusants.

Enfin, ce serait bien que vous écriviez ce que vous aurez imaginé : quelques phrases pour le raconter le mieux possible, ou bien des phrases que se disent les deux personnages, ce qu’ils se répondent — un dialogue, comme on dit. Si certains ou certaines ont envie que ce soit un peu long, d’autres très court, cela n’a pas d’importance. Et s’il y en a qui ne peuvent pas, ou ne veulent pas, ça ne fait rien : ils, ou elles auront peut-être quand même un rêve à eux, ou quelque chose dans ce genre à nous raconter. On peut aussi faire des dessins.

Lorsque nous viendrons dans la classe, nous vous aiderons à dire à haute voix et à jouer ce que vous aurez préparé. Tant mieux si vous le savez par cœur, sinon vous le lirez. Si c’est un dialogue, bien sûr, il serait formidable de le dire à deux — un garçon et une fille par exemple — comme au théâtre. (…)

Les chaises – présentation

LES CHAISES, d’Eugène Ionesco, mise en scène et scénographie d’Arlette Bonnard. Lumières Eric Fassa. Création sonore Thierry Fournier. Production AMBRE et Théâtre Paris-Villette. Créé le 7 janvier 2003 au Théâtre Paris-Villette. Reprise à Poitiers et Nancy en 2004. Avec Arlette Bonnard, Alain Enjary, Jean-François Maenner.

Maquette pour le Théâtre Paris-Villette

« Les trois questions fondamentales sont : « Qu’est-ce que ?… » (Qu’est-ce que cela qui est ?), « Pourquoi ? » et « Comment ? ».

On me dit que les adultes ont renoncé au « pourquoi ». C’est-à-dire au « pourquoi » fondamental. Ils disent que cela n’est plus une question à poser par un adulte, que c’est une question puérile. Le « qu’est-ce-que  » aussi, bien sûr, est associé au « pourquoi » dans le même manque de considération. Sans doute, parce qu’on ne peut pas donner une réponse. Mais on ne peut pas s’empêcher de se poser ces questions sans réponse, et si on se les pose, c’est justement parce qu’il n’y a pas de réponses possibles. S’il y avait eu une réponse ou des réponses, on ne se poserait plus la question.

Les hommes sérieux, ceux qu’on appelle les « adultes » se disent : « Bon, il en est ainsi, cela est donné, nous ne savons pas ce que c’est, arrangeons-nous avec ce qui est, arrangeons cela, arrangeons-nous entre nous. « Mais au nom de quoi s’arrangeraient-ils ? Et pourquoi s’arrangeraient-ils ? De quel droit ont-ils des critères ? D’ailleurs, ils n’arrangent rien. Cela se voit très bien. L’Histoire leur échappe. Ils veulent faire une chose, c’est autre chose qui se fait…

L’histoire du monde est faite par des gens qui se posent des questions fondamentales, mais répondent mal, ou alors refusent d’aller jusqu’au bout de la question sans réponse, le plus loin possible dans le pourquoi insoluble, et s’empêtrent dans le « comment »…

Il fut un temps, très ancien, où le monde semblait à l’homme tellement chargé de significations que l’on n’avait pas le temps de se poser des questions, tellement la manifestation était spectaculaire. Le monde entier était comme un théâtre où les éléments, les forêts, les océans et les rivières, les montagnes et les plaines, les buissons et chaque plante jouaient un rôle que l’on tentait de comprendre, que l’on tentait de s’expliquer, dont on donnait une explication. Mais les explications importaient moins : ce qui était essentiel, ce qui était satisfaisant, c’était l’évidence de la présence des dieux, c’était la plénitude, tout n’était que glorieuses épiphanies. Le monde était chargé de sens. L’Apparition était nourrie par l’esprit des dieux, de ce qu’on peut appeler des dieux, le monde était dense. A partir de quel moment les dieux se sont-ils retirés du monde, à partir de quel moment les images ont-elles perdu leur couleur ? A partir de quel moment le monde s’est-il vidé de substance, à partir de quel moment les signes n’ont-ils plus été des signes, à partir de quel moment il y a eu la rupture tragique, à partir de quel moment avons-nous été abandonnés à nous-mêmes, c’est-à-dire : à partir de quel moment les dieux n’ont-ils plus voulu donner le spectacle, à partir de quel moment n’ont-ils plus voulu de nous comme spectateurs, comme participants ? Nous avons été abandonnés à nous-mêmes, à notre solitude, à notre peur, et le problème est né. Qu’est-ce que ce monde ? Qui sommes-nous ?    Eugène Ionesco.

*

Ce que dit Ionesco ici, dans Présent passé passé présent, ressemble à ce que chante le mécréant Brassens rapportant, après Rabelais, la mort du Grand Pan (et de Bacchus, Noé, Vénus, Caron, etc.) : « Et l’un des derniers dieux, l’un des derniers suprêmes, / Ne doit plus se sentir tellement bien lui-même. / Un beau jour on va voir le Christ / Descendre du Calvaire en disant dans sa lippe : /  Merde ! Je ne joue plus pour tous ces pauvres types !  J’ai bien peur que la fin du monde soit bien triste. »

Dans la fameuse histoire des « Habits neufs de l’Empereur », seul l’enfant, dans la foule, peut s’écrier innocemment, objectivement « il est tout nu l’empereur ». En rapportant ce conte, venu d’un peu partout, Jankélévitch conclut « et il y eut un grand scandale ». Le costume de l’empereur était invisible, et pour cause, dans Les Chaises, c’est lui, l’empereur, qui est invisible. Et fut un temps où Ionesco provoqua le scandale ; pas un scandale prémédité, calculé, pervers, incendiaire, mais celui que fait éclater le simple regard d’un enfant, qui à la fois constate et qui est étonné. Il ne se prétend pas innocent, mais, en poète, il entretient autant que possible ce regard transparent, sans a priori, lumineux, à proprement parler « lucide », d’une lucidité immédiate, directe qui éclaire le monde ordinaire, nous le fait voir autrement que comme on le croyait, le pensait, le voulait : « C’est peut-être cela, dit-il, qui fait l’art et la littérature, une sorte d’étonnement, une sorte de regard très attentif aussi bien qu’émerveillé sur le monde. »

« Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant, il le faut amuser encor comme un enfant. » Là, c’est La Fontaine qui parle, dans une fable appelée Le pouvoir des fables. Les Chaises en sont une autre, à leur manière : une fable à la morale finale totalement incompréhensible. Ionesco ne fait pas de morale, ni de psychologie, ni de sociologie, il le clame à tout bout de champ. Quand il attaque quelque chose, la Bêtise par exemple, des moutons ou rhinocéros humains, c’est en tant que phénomène inhérent à notre destin, comme la Mort, la Souffrance ou le Vieillissement. Et s’il lève le poing, ou du moins la voix, c’est surtout en l’air, vers le ciel. Il est « métaphysique » ; comme Job sur son fumier, il proteste en « haut lieu », il attend une réponse, il appelle dans son coin… Dans son coin, mais pour tout le monde, puisqu’on pourrait chacun poser les mêmes questions, et peut-être, du coup, en chœur, semblables parce qu’uniques, solidaires parce que seuls, serait-on entendus, qui sait ? Bref, le reproche d’individualisme et noirceur, qu’on ferait à l’auteur des Chaises, semble, lui, reposer sur un malentendu !

Car ici tout peut s’inverser. À 94 et 95 ans, les héros de la fable, sont vieux comme le monde, qui, a-t-on dit, n’en finit pas d’en finir — sauf qu’on pourrait aussi bien dire qu’il recommence en permanence à commencer. Toujours est-il que le Vieux et la Vieille aux chaises sont doués d’une énergie telle qu’une fois de plus on s’émerveille de la vitalité déployée pour être mortel. Sont-ils retombés en enfance, ou ne l’ont-ils jamais quittée ? Sont-ils devenus gâteux, ou étaient-ils vieux de naissance ? Ils ne paient pas de mine, et pourtant ont l’air de ces ruines qui se dressent encore vers le ciel, témoins de notre enfance humaine. Alors : vieux débris bons pour la poubelle, ou vestiges précieux d’une sagesse ancienne aujourd’hui en morceaux éparpillés par terre, méconnaissable, dégradée, d’une harmonie première, effondrée, en désordre, usée ? En tout cas, comme dit la chanson, « ce n’est pas demain la veille, bon Dieu ! De leurs adieux. » Bien qu’ils les fassent devant nous et les chaises vides, avant de se jeter par la fenêtre dans une eau noire comme un égout, cela ressemble moins à un suicide qu’à une acceptation, et même à une célébration de la mort, et donc de la vie tant bien que mal accomplie ; un bonheur qu’on pourrait souhaiter à tout le monde. Qu’importe si la plénitude qu’ils éprouvent est illusoire, imaginaire, si rien n’existe de ce qu’ils croient ? Ce n’est pas Ionesco, bien sûr, qui méprise l’imagination. On peut bien s’inventer des interlocuteurs, des fantômes, des esprits, des dieux, et parler au ciel, vide ou non, si ça ne fait de mal à personne !

Comme dit un personnage de Bioy Casares : « Peut-être trouvais-je prétentieux de chagriner un être humain pour défendre la vérité, cette abstraction », nous n’aurons pas le cœur d’enlever leur bonheur à ces deux Vieux inoffensifs, ni de les rabaisser par excès d’ironie ou trop-plein de pitié, même s’ils sont les héros d’une « farce tragique », et nous les laisserons, maladroits, démunis, mais dignes, vigoureux devant la vie… Vie plutôt incompréhensible et mystérieuse, que désespérément absurde — autre malentendu sur ce théâtre-là, dont l’intention première est de faire table rase des réponses définitives, au profit des questions éternelles.

A. Bonnard
A. Enjary


Photo Fred Kihn

Les chaises – photos

Photos Fred Kihn

Les chaises – extraits de presse

La mise en scène de ces « Chaises » de Ionesco apparaît — au rebours de la tradition — d’une simplicité singulière. L’évocation du vieux couple et de ses fantasmes à la fois funèbres et pompeux s’accomplit dans un face à face où la vieillesse même cesse d’être sordide, pour devenir, si j’ose dire, naturelle. Rien n’est omis de l’horreur, mais une sorte de douceur émane des êtres.
C’est d’abord le travail d’Arlette Bonnard : on n’oublie pas comment après le geste si répété, mais si varié du transport des chaises, la femme dans sa logette aérienne, sur le portant côté jardin, par le ton, par le visage, par toute l ‘expressivité, ôte au carnaval funèbre son caractère irrémédiable. Les spectres convoqués ne tiennent pas en face d’un sourire, et la femme retourne à son profit la danse macabre des chaises. Dans le temps où la voix d’Alain Enjary convoque l’Empereur et sa cour, ces chaises même, au milieu de la sinistre fête du pouvoir, deviennent les briques du rêve.
Qu’en dirait Ionesco ? Il dirait : pourquoi pas ? Et nous aussi qui nous plaisons si fort à cette joie de l’imaginaire. Anne Ubersfeld.

L’éternelle musicalité d’un chef d’œuvre
Il en est parfois des œuvres comme d’une photo oubliée au fond d’un tiroir. On les retrouve un jour et tout un monde surgit à nouveau, frais même si le cliché a jauni, fort même si l’encre est d’époque. Les Chaises, « farce tragique » précisait Ionesco, est une pièce qui n’a jamais vraiment quitté la scène depuis sa création en avril 1952 (…)
Et voilà qu’en l’espace de quelques mois plusieurs productions nouvelles viennent nous rappeler à la profondeur de la fable. A son actualité. Un signe. Alain Timar, Patrick Henniquau, l’été dernier à Avignon, Laurent Pelly et aujourd’hui Arlette Bonnard et Alain Enjary.
Plus de vingt-cinq ans que ces deux-là travaillent ensemble. Inutile de dire que l’une des qualités les plus évidentes de leur mise en scène commune — sous le regard de Christine Tiana et Eric Fassa — tient à la complicité profonde, musicale, qui les unit. Sur le plateau du Paris-Villette, pas d’autre décor que des panneaux suspendus qui, par le jeu des lumières — Eric Fassa — donnent à l’espace quelque chose d’une église engloutie avec sa lampe unique — indiquée par Ionesco — qui remonte aux cintres à la fin. Rien ici que la lettre du texte, avec sa juste respiration, ses régimes changeants, et une manière vitale et franche de s’emparer des « personnages », de les prendre au sérieux de leur jeu, de leur imagination, de leurs angoisses, de leurs bonheurs, de leurs questions. Deux interprètes précis et totalement engagés, fins et déliés se plient à l’humour et aux humeurs sombres de cet Ionesco magistral ponctué des justes sons distillés par Thierry Fournier. A la fin, l’orateur de Jean-François Maenner, ravive l’étrangeté d’une conclusion suspendue.
Une grande pièce, on n’aura jamais fini d’en prendre la mesure, un chef-d’œuvre qui puise dans Pascal ses interrogations et dans le ciel étoilé ses craintes comme des apaisements. Armelle Héliot, LE FIGARO;

De même qu’il n’y a dans la Cantatrice chauve pas l’ombre d’une cantatrice — ni chauve ni velue —, jamais on ne connaîtra le message que le Vieux voulait délivrer au monde, l’Orateur qui le prononce après sa mort n’émettant que des sons inarticulés. Depuis sa création en 1952, la « farce tragique » de Ionesco a été souvent reprise. Cette version-ci a pour originalité d’être moins angoissée que de coutume. Peu importe si l’Orateur reste muet, semblent dire Arlette Bonnard et Alain Enjary, puisque le Vieux meurt heureux, croyant son devoir accompli. Un spectacle réjouissant, très tonique en fin de compte. Jacques Nerson, VALEURS ACTUELLES.

Dans « les Chaises » farce tragique, écrite par Eugène Ionesco en 1952, on retrouve les thèmes chers à l’auteur — l’ennui, la solitude et la mort — servis ici magistralement par la mise en scène implacable et sobre d’Arlette Bonnard et Alain Enjary. Cette création laisse toute sa place au comique qui naît de l’absurde et engendre le désespoir. LE PARISIEN.

L’absence, le vide, la prolifération
Arlette Bonnard et Alain Enjary ont la grâce légère des vieux complices et ce regard d’enfant si cher à Ionesco que seule la maturité permet de retrouver. Sur scène, perdus dans leur grand château, sur une île oubliée du monde, les voilà Sémiramis et Ma Crotte, respectivement 94 et 97 ans. Hôtes d’invisibles convives, ils sont réunis pour écouter l’ « Orateur », appelé à transmettre la philosophie du vieux qui ne le peut plus lui-même. Envahis petit à petit par les chaises de leurs invités, les deux vieux deviennent eux-mêmes de plus en plus transparents, quasi irréels, n’ayant que l’écho de leurs propres mots pour dire l’absurdité de leur condition. Ce « miroir de la conscience » comme le disait Ionesco, les conduira stoïquement au suicide.
« Les Chaises » reste une œuvre majeure sur l’absence, le vide et la prolifération. Une farce tragique — c’est le sous-titre de la pièce — de celui qui porta au plus haut point le comique chargé de questions métaphysiques. Et dont on se demande encore qui de Kafka ou de Beckett fut son véritable équivalent. C’est dans la langue que Ionesco traduit le mieux son questionnement permanent et étonné sur l’incompréhensible monde. Sans cesse et magnifiquement, il bute sur l’énigme vertigineuse du langage dans lequel l’Homme s’enlise, anéanti par la matière dont il ne peut arrêter la « massification ». Mot qu’il inventa pour prévenir la création des menaces dogmatiques et qui fait l’éloge de la singularité et non pas — comme on lui en fit parfois le reproche — de l’individualisme.
Arlette Bonnard et Alain Enjary en ont gardé cette lecture, interprétant avec tendresse ces vieux inoffensifs et leur bonheur imaginaire dans une mise en scène fluide, respectueuse et humble qui se défie des réponses définitives. Un joli moment qui, à défaut de radicalité, se fait partage du bonheur évident qu’ils ont à jouer. Et ce bonheur est contagieux. Anne Quentin, SCENES.

Partition d’encre et de silence
(…) Sur le plateau du Paris-Villette, avec ses arcades naturelles et quelques panneaux suspendus, on est dans une atmosphère d’église avec, suspendue bas, puis remontant aux cintres, la lampe fameuse. Accordés profondément, ces deux comédiens fins et sensibles suivent avec précision le texte du sombre poète aux intuitions lumineuses et c’est musicalement qu’ils apportent leur touche particulière à cette partition d’encre et de silence que clôt l’orateur étrange, Jean-François Maenner. Une très belle manière de retrouver la voix d’Eugène Ionesco, ses angoisses et ses espérances et de prendre la mesure de l’universalité et de l’éternité de son message littéraire et spirituel. Armelle Héliot, L’AVANT SCENE.

Les Chaises, pièce en plein dérangement. (…) Le culot de Ionesco laisse coi, sans compter cette aisance avec laquelle il tutoie l’absurde : c’est pourquoi il agace, c’est pourquoi on l’admire. Prenons la pièce les Chaises, écrite en 1952, et la tension croissante qu’elle inflige au spectateur, pris entre l’envie de savoir jusqu’où grimpera cette scandaleuse lucidité de l’auteur sur la sottise humaine, et le besoin que cela cesse assez vite, enfin : un regard comme ça, c’est pas humain !
(…) Arlette Bonnard et Alain Enjary, ici acteurs et metteurs en scène, ont suivi à la virgule près les didascalies de Ionesco. Cela se ressent à chaque mot prononcé, au fur et à mesure que les regards basculent vers la déraison. La fréquentation scrupuleuse du texte a peut-être généré l’empathie. Sur scène, rien ne laissait présager la cruauté. (…) Bientôt, l’agitation s’emparera des êtres, ils seront dingues, pathétiques, et bien plus, sur un mode très expressif. Une forme unique d’exagération : celle-ci happe l’esprit, effraie, et on y croit. Bientôt, les coups de sonnette se succéderont, tous plus retentissants. (…) Avec quel savoir-faire, alors, ce duo de comédiens parvient à nous faire entendre, endurer, le silence qui succède aux monologues insatiables, aux infatigables courbettes. Les petits vieux sont seuls, les silences innombrables. Parfois dos-à-dos, ces êtres s’adressent chacun à un autre invisible. Chacun empli, débordant d’hypocrisie puis de franche impudeur sur la famille, par exemple. Deux malades dispensant la cathartique phrase de Ionesco. Aude Brédy, L’HUMANITE.

V.J.- La dimension mystique, la réflexion métaphysique, sur la foi, la puissance évocatrice des mots, sur le rien, sur la solitude, sur l’abandon est puissante : on a affaire à du grand théâtre, c’est vrai, et mon esprit a vacillé pendant un temps, j’évoquais en moi-même Beckett – « Godot », etc… Ça raconte la solitude d’un couple de vieilles personnes, quelque chose qui me touche profondément. (…) Ils sont là, dans un décor qui fait penser un petit peu à un grand donjon ; on a l’impression qu’ils sont au pied d’une tour, d’un clocher d’église, il y a quelque chose de religieux dans la scénographie, qui exploite admirablement le vrai lieu, (…) et c’est magnifique : il y a une profondeur, comme ça, de ce décor, qui se fond admirablement avec le lieu réel et qui est tout à fait réussi. (…)
N.G.-C’est aussi ce qui est intéressant dans cette mise en scène : à aucun moment les metteurs en scène ne nous disent « ces vieillards sont fous, ils imaginent tout ». On peut vraiment comprendre la pièce en étant dans leur vision, en étant parfaitement convaincu que les notables, les militaires, l’empereur lui-même, se sont déplacés pour venir entendre le dernier message de ce concierge complètement ordinaire. On est pris dans le jeu, et il n’est pas du tout facile de trancher sur le caractère fantasmatique, ou pas, de ces personnages invisibles. C’est aussi une pièce sur le théâtre et la force de la parole…
V.J.-Les interprétations possibles sont foisonnantes ; ce message, il est délivré par l’orateur, mais il est absolument inaudible. Alors, est-ce nous qui ne comprenons pas un message essentiel, est-ce qu’il n’y a pas de message essentiel ? Il y a cette dimension-là. puis beaucoup de choses qui sont dites sur la famille, le rapport de couple, le deuil aussi. Et puis, je l’ai lu comme un spectacle sur la foi …Ils sont en train d’installer des chaises, qu’on reconnaît tous comme étant des chaises d’église, dont la paille éclaire énormément, puisque c’est la seule couleur un petit peu chaude de l’image, qui, en fait, se divise en du gris, du noir, et ce jaune chair ; la sonnerie de la porte d’entrée devient délirante par moment — l’ingénieur du son s’est vraiment amusé. Ils préparent une messe — c’est comme ça que je le vois — personne ne vient à la messe, mais eux, ils ont quand même la foi, ils y croient, ils croient au message, ils croient que les gens viennent, et Beckett est là, dans cette espèce de foi désespérée … Il y a vraiment quelque chose qui est dit sur la croyance, sur le rituel, sur ces derniers tenants d’une foi, dont on ne connaît ni le A, ni le Z — mais enfin, malgré tout, ils y croient, ils y croient ensemble … Est-ce que c’est un jeu qui se répète tous les soirs, est-ce que c’est ritualisé ? Certains diraient ça. Enfin, c’est tellement riche, l’esprit est tellement sollicité durant la pièce, par ce Ionesco démoniaque et franchement génial, que c’est un texte magique, dans le sens où il nous éveille, il éveille le spectateur, il éveille l’imaginaire, l’intelligence, l’acuité des spectateurs — c’est tellement rare : rien que pour ça il faudrait aller voir ce spectacle…
N.G.- Pour moi, ces deux personnages sont hantés par la foi de la parole ; on est frappé par le leitmotiv du vieil homme qui répète « je m’exprime difficilement, donc il y a l’orateur », alors qu’il est très en verve, il fait un discours magnifique, qui ne s’arrête pas, il est complètement pris par le flux de sa parole, de son imaginaire, et il revit … Il y a une transformation des personnages à partir du début, où le vieil homme est mélancolique, et flamboyant à la fin, où la femme, qui, elle, est très présente au début, s’efface absolument derrière les paroles du vieil homme. C’est une pièce très complexe. La pirouette finale n’est pas seulement non-sens, mais nous fait revoir toute la pièce, rajoute une énigme de plus à une série d’énigmes qui se tient parfaitement…
V.J.- J’ai énormément apprécié ce que fait Arlette Bonnard : elle joue dans une légèreté, dans une puérilité — elle est un peu dansante ; elle a une qualité que j’avais retrouvée chez Michel Bouquet : quand elle dit le texte, on sent qu’elle l’a complètement intériorisé, ça vient du plus profond d’elle-même, de son intelligence, de son âme, de son cœur, on le ressent très bien, parce qu’on le reçoit d’esprit à esprit ; c’est un truc très fort chez les grands comédiens ; elle est vraiment géniale.
N.G.- Moi, j’ai été convaincue par le deux. On va vous dire, vous enjoindre d’aller voir Les Chaises, de Ionesco— c’est un grand moment de théâtre — de découvrir cette mise en scène vraiment magistrale, un spectacle pas seulement sur la vieillesse et la mort, mais au contraire sur la vie, et sur la vitalité de la parole, la créativité de la parole. Naly Gérard, Valérie Judde, RADIO FREQUENCE PLURIELLE.

Formes brèves – Sans Titre

« SANS TITRE« , une des cinq pièces du « Recueil de petites heures« , a été souvent reprise séparément, dans des lieux variés, la plupart du temps en extérieur, notamment lors des tournées du « Printemps Chapiteau »organisées par le Centre Dramatique Poitou-Charentes, et aussi à Fécamp, Saint-Germain-en-Laye, etc.


Quelques uns des lieux de « Sans Titre »